Chaque jeudi après-midi, un groupe hétéroclite se rencontre au 1083 rue Saint-Denis, dans les bureaux d’un organisme caritatif (Présence Compassion), tout juste en face du nouveau CHUM, le méga centre hospitalier.
D’une semaine à l’autre, ce sont des prêtres, des religieuses, d’anciens sans-abris ou d’ex-détenus, bouddhistes ou musulmans, transgenres ou hétéros. Lorsqu’ils arrivent, un novice Jésuite qui agit en tant qu’interne pour l’organisme Présence Compassion remet à chacun d’entre eux une étiquette sur laquelle figure leur nom.
Tout le monde s’assoit en formant un cercle. Judith Poulin apparaît, arborant un large sourire, son porte-bloc à la main. Elle offre un petit discours d’encouragement, puis assigne une tâche à chacun.
Dès lors, la caravane se met en branle. Partant des bureaux, on transporte des tables, de la nourriture ainsi qu’une tente qui sera montée juste à côté de l’entrée de la station de métro Berri-UQAM.
C’est la place Émilie-Gamelin, un endroit notoire pour la drogue qui s’y trafique et la faune bigarrée qui le fréquente. Plusieurs de ses habitués s’en voient interdire l’accès lorsqu’ils aboutissent devant un juge. La place accueille aussi des foires de rue, des manifestations et des spectacles, résultat des efforts déployés par la Ville pour rendre l’endroit plus sécuritaire et donc plus attirant. Mais la sécurité des lieux demeure relative.
Les bénévoles et les employés de Présence Compassion installent « La table des invités » sous la grande tente arborant le nom de l’organisme. C’est une chaude journée d’automne parsemée de pluie. Une file d’attente s’est déjà formée. À 14h, les indigents qui occupent la place défilent poliment, et repartent avec en mains café, sandwichs et desserts qu’ils iront manger non loin. On entend la rumeur des discussions courtoises émaillées de rires.
Un « appel de Dieu »
L’organisme ont fêté leur 20 ans l’an passé. Il fut fondé par le mari de Judith, Daniel Paradis, âgé de 50 ans. En plus des coups de main du jeudi, ils offrent aussi des consultations privées avec certains des pauvres hères qui arpentent sans but l’est de la rue Sainte-Catherine.
« Parfois, si quelqu’un veut entreprendre des démarches pour améliorer sa situation, on le ramène aux bureaux pour lui permettre d’utiliser le téléphone ou de travailler à l’ordinateur », relate Paradis. Mais, la plupart du temps, c’est dans la rue qu’il va à la rencontre des sans-abris et des toxicomanes.
« C’est un appel de Dieu », affirme modestement Paradis. « J’ai ressenti le besoin d’aider les pauvres lorsque j’avais quatre ans. » Dans l’Abitibi de son enfance, à quelque sept heures de Montréal en voiture, il avait demandé à ses parents d’inviter chez eux une personne pauvre pour Noël. Malgré leur refus, sa vocation était restée.
Avec son diplôme de travailleur social et un certificat en théologie sous le bras, Paradis allait ensuite pouvoir suivre ses aspirations. « J’ai rompu avec ma blonde des cinq dernières années et suis déménagé à Montréal. » Il a adoré la ville. « Malgré que j’aie été un gars de la campagne, je me suis bien senti », résume-t-il.
Son organisme, Présence Compassion, travaillait avec les paroisses catholiques locales et comprenait même, à une certaine époque, une équipe de travailleurs sociaux qui patrouillait sur la place Émilie-Gamelin. Les restrictions budgétaires ont fini cependant par diminuer les services offerts. Puis, toutes les activités ont été suspendues en mars 2020 pour les mêmes raisons qui ont forcé tout le monde à tout suspendre : la COVID 19.
Présence Compassion a dû rester fermé durant 16 mois. Pendant ce temps, déplore Paradis, l’organisme a perdu la majorité de son financement qui provenait de la paroisse catholique Notre-Dame. La paroisse tirait l’essentiel de l’argent qu’elle redistribuait, du droit d’entrée exigé pour visiter la célèbre basilique Notre-Dame, dans le Vieux-Montréal. Plus de touristes américains, plus de financement.
Paradis reconnaît avoir dû faire des pieds et des mains pour trouver des fonds pendant cette période, mais, du moins, l’année à venir est-elle maintenant assurée. « D’autres personnes nous soutiennent », dit-il. « Nos autres partenaires se sont manifestés ».
Leurs bureaux leur sont loués à un prix préférentiel par un dentiste dont la clinique occupe l’étage supérieur de l’immeuble. Le docteur Jean Monat reprend là où son père avait laissé en matière d’implication sociale en permettant à un organisme caritatif de demeurer au rabais dans cet espace.
Jeudi, sur la place
Tout se déroule relativement bien. Plusieurs de ceux qui reçoivent de l’aide sont des habitués de ces tables. L’atmosphère est conviviale, comme dans une rencontre hebdomadaire entre amis. Les échanges se font en français parmi les personnes vivant une situation d’itinérance.
Avec son cellulaire, un bénévole prend une photo de trois habitués tout sourires, bras dessus, bras dessous. Un homme essaie de couper la file et rouspète un peu quand Paradis, qui assure de facto la sécurité les jeudis après-midi, lui parle tout doucement et le redirige vers le bout de la file. La place est l’objet d’une surveillance policière presque constante afin de permettre aux âmes charitables qui y dispensent leurs bienfaits de s’y sentir en sécurité et d’y venir en grand nombre.
Je traverse la rue pour apporter un sandwich à un gros gaillard enfoui sous sa barbe grise ainsi que sous plusieurs couvertures, le long d’un bâtiment abandonné. Il a de l’entregent et discute avec les gens du coin, qui le connaissent par son nom. Il dit qu’il vient tout juste de se lever, mais voilà qu’il se fait demander s’il aimerait boire un café avec son sandwich. Il fait surgir une main gigantesque qui tient en son creux une bière. « Mon café pour la journée, c’est ça », soupire-t-il.
Un bénévole, muni d’un compteur manuel, dénombre les personnes qui viennent chercher à boire et à manger. À trois heures moins quart, les gens qui le veulent peuvent se remettre en ligne pour obtenir un second service et aujourd’hui, plusieurs le veulent.
Souvent, les clients connaissent le nom des personnes qui les servent, et pas seulement parce qu’il est inscrit sur une épinglette. « Quand une personne sans-abri devient bénévole », fait remarquer Paradis, « c’est comme le fruit qui mûrit. Cette personne redescend dans la rue pour aider les gens ».
Un bénévole est chargé de distribuer de petits morceaux de papier en forme de pains sur lesquels sont imprimés des versets de la Bible. « L’aspect pastoral est aussi important que l’aspect social », affirme Paradis. « Dieu se trouve toujours dans l’équation ».
Aux alentours de 15h, les quelques sandwiches qui restent sont redistribués aux passants autour de la place. L’équipe de Présence Compassion commence à démonter la tente et à ranger les tables. On roule le conteneur à déchet portable jusqu’au bureau où le rejoignent les contenants vides et autre attirail.
De retour au bureau, c’est le moment du bilan. Les bénévoles s’assoient en cercle et parlent de leur journée. Le grand homme mince armé d’un compteur annonce que 87 personnes ont été servies, sans tenir compte des clients qui se sont resservis. Applaudissements polis. Un bénévole fait remarquer qu’avec la tendance actuelle des jeunes qui portent des jeans déchirés, c’est presque impossible de distinguer le pauvre du riche. Paradis, en s’accompagnant à la guitare, entonne « Bonne fête » pour un bénévole, et tout le monde chante avec lui. Le débreffage est terminé. Tous s’en retournent à la maison.
Pour devenir bénévole ou faire un don à Présence Compassion, composez le 514-502-9844