Après 25 ans, ma première sortie

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Il est 17h30 par un soir de semaine. Le soleil est encore haut dans le ciel — c’est le temps de l’année où les jours sont les plus longs. Quatre d’entre nous attendent au Carrefour, le point central de la prison, sous un puits de lumière aux vitres graisseuses.

Un texte de Colin McGregor, Centre fédéral de formation – Dossier Chronique d’un prisonnier 


Notre chauffeur pour la soirée traverse le hall. Une sortie supervisée. «Êtes-vous prêts?» Oui, pourquoi pas?

Je n’ai rien d’autre à faire. Sortir de la prison pour quelques heures et me rendre à une réunion dans une église du centre-ville. Voilà le programme.

Bouche bée, comme un labrador, j’observe le paysage par la fenêtre de la fourgonnette gouvernementale.

Que de choses à voir! Cet édifice n’y était pas, à l’époque… celui-là y était… le Stade olympique est entouré de deux grues maintenant, plutôt qu’une seule, qui le surmontait lorsque je suis allé aux Olympiques en 1976… L’état des routes semble plus douteux que jamais… Et pourquoi tous les moins de 30 ans tiennent-ils un bout de plastique noir et brillant devant leur nez? Ah, c’est vrai… nous sommes en 2017.

Nous arrivons à l’église. Le clocher penche toujours autant qu’avant. L’édifice a été construit il y a près de 200 ans sur un marais. La famille responsable de sa construction le voulait près de leur demeure, au bas de la pente du mont Royal. Le clocher est toujours aussi de travers qu’il l’était dans mon enfance, alors que j’allais à l’église deux fois l’an (à Noël et à Pâques, pour des raisons sociales plutôt que religieuses).

Voilà le baptistère, une petite annexe ronde en pierre. Ma mère ne voulait pas que je sois baptisée. Mais en 1961, les femmes n’avaient pas beaucoup de droits. Cette année-là, le premier membre féminin de l’Assemblée nationale québécoise, Mme Claire Kirkland-Casgrain, venait d’être élu. Malgré cela, le mari de Mme Casgrain avait dû signer l’hypothèque de leur maison; elle n’aurait pas pu le faire elle-même.

C’est ainsi que mon père a fait endormir ma mère par un médecin. Puis il m’emmena à cette même église, juste assez longtemps pour y être baptisé par un prêtre, un confrère d’études à McGill. Ce religieux a fini par être renvoyé de l’Église pour indiscrétions conjugales. Ce qui était considéré comme beaucoup plus grave, en ce temps-là, que de droguer des mères pour baptiser en secret leurs enfants. Heureusement, la société a changé.

Nous nous joignons à la réunion. Les personnes présentes sont de tous les âges, silhouettes, sexes et ethnies. Beaucoup sont des prisonniers, ex-prisonniers ou quelque part entre les deux. D’autres sont des membres de la communauté qui souhaitent aider.

Les «civils» sont accueillants, chaleureux, mais à la manière réservée des Anglos. Nous sommes toujours dans le Montréal anglais, comme me le rappellent les fenêtres géantes qui occupent un côté de la pièce où nous sommes.

Les fenêtres donnent sur les murs de pierre rouge richement sculptés d’un édifice ancien. Il y a plus d’un siècle de cela, les navires rapportaient d’Europe cette pierre écossaise utilisée pour la construction des maisons des anglophones, pour leurs commerces, leurs bureaux et les casernes de pompiers. Un matériau fonctionnel, sobre, irradiant la stabilité et le pouvoir. Une pierre facile à sculpter, qui ne se dissout pas dans la neige — au contraire du Stade olympique.

«Tout le monde est là? Bien, nous pouvons commencer.»

Nous faisons un tour de table pour nous présenter. Beaucoup de sourires.
Quelqu’un récite un poème dans lequel on raconte comment c’est bien d’être en prison pour une nuit.

On donne une présentation sur le sujet des Palestiniens de Cisjordanie. Eux aussi habitent une sorte de prison. Ça leur prend des heures à passer des postes de contrôle pour aller travailler à des salaires de misère. Pour chaque litre d’eau utilisé par les Palestiniens, les colons israéliens en utilisent sept. Le taux de chômage est incroyablement élevé. Il existe une carte en damier de la région où tout est divisé, apparemment au hasard, entre les «in» et les «out». On se demande à quoi pourrait ressembler une carte de ce genre pour Montréal. Notre société cache un peu mieux ces frontières. Qui sait laquelle de ces cultures, la leur ou la nôtre, est la plus transparente?

Le présentateur fait partie d’un groupe qui tente d’aider les «out» dans leur malheur par un dialogue pacifique, le travail social et un peu de lobbying politique. En ce moment, il heurte des murs, mais n’a pas l’intention d’abandonner son approche. «La violence n’est jamais une bonne réponse», dit-il. Une bonne leçon.

On remercie le présentateur. Avec envie, je surveille la table derrière lui, que l’on s’apprête à garnir de douceurs et de bouchées diverses. Je calcule le meilleur angle pour m’approcher, le plus nonchalamment possible, de ce banquet gratuit pour m’en mettre plein la bouche.

En chemin, des gens m’arrêtent pour me remercier de mon bavardage autour des tables pliantes. Je me fais prendre par les conversations, toujours reconnaissant d’être traité comme un être humain. Mais j’apprends à dialoguer, tout en m’emplissant les joues de biscuits et de fromage. Ça peut se faire. Avec quelques hochements de tête et un peu de mime.

Chacun fait ses adieux. Nous promettons de nous revoir, quand la loi le permettra. Tous semblent sincèrement heureux de notre présence.

Retour à la fourgonnette, en marchant sur un trottoir où je suis déjà passé des milliers de fois. Une ancienne librairie, un de mes lieux favoris sur Terre, repose maintenant sous une tour de verre; en m’étirant le cou, je peux voir l’immeuble où je travaillais autrefois; et quelque part sous nos pieds, dans le centre commercial souterrain où je ne peux me rendre, se tient ce qui reste de l’entreprise familiale depuis longtemps déchue.

C’est peut-être le seul foyer qu’il me reste.

C’est un magnifique soir d’été. Les couples marchent main dans la main; les touristes prennent des photos; une jeune femme contrariée, habillée de noir, crie dans un petit bout de plastique noir. Comment un si petit objet de plastique peut-il agacer à ce point? Ah, c’est vrai, nous sommes en 2017.

Nous nous entassons dans la fourgonnette. Retour à Laval: une ville sur laquelle j’ai déjà refusé d’écrire, lorsque je travaillais comme pigiste au bureau montréalais du Financial Post, en disant au siège social qu’il n’arrive jamais rien d’intéressant à Laval.

Comme au Monopoly: Retourner en Prison. Ne pas passer sur Départ, ne pas recevoir 200$.

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