Dans la langue française, il est tout à fait courant qu’un mot possède plusieurs sens. Ce qui est nettement plus rare par contre, c’est que ces sens s’opposent! Un même mot peut alors désigner une chose et son contraire! Ça paraît un peu mêlant quand on y pense, mais cette particularité n’est pas propre au français, elle existe dans la plupart des langues. Pourtant, le fait de désigner deux choses contraires par le même mot a longtemps été associé à une aberration, une construction imparfaite de la langue, qui générerait de l’incompréhension entre les locuteurs.
Un texte de Aude Charrin – Dossier Éducation
Ces notions contraires forment malgré tout des idées inséparables l’une de l’autre : le noir fait penser au blanc; la paix à la guerre; la vie à la mort. La relation d’opposition entre ces idées crée un lien entre elles. Il n’est alors pas très étonnant qu’elles puissent avoir été réunies dans le langage et fusionnées en un seul mot. C’est ce qu’on appelle un énantiosème et je peux vous garantir que vous en utilisez tous les jours sans même vous en rendre compte!
L’un des énantiosèmes les plus connus est probablement le verbe louer. Si je vous dis que je loue mon appartement, rien ne vous indique si j’en suis la propriétaire ou la locataire. Louer fait référence à une action dont le destinataire peut se confondre avec la personne qui entreprend cette action. Ces interprétations contraires sont le principe de l’énantiosémie et c’est pourquoi on la retrouve dans plusieurs verbes où l’action est souvent réversible entre celui qui fait l’action et celui qui la reçoit. Le verbe apprendre, par exemple, désigne aussi bien le fait d’acquérir des connaissances que de les transmettre à quelqu’un, faisant de celui qui apprend soit un enseignant, soit un élève!
Les noms aussi peuvent être des énantiosèmes, c’est le cas de hôte, un classique du genre. Un hôte est à la fois la personne qui reçoit et celle qui est reçue. Au Moyen Âge, le nom désignait uniquement la personne qui donnait l’hospitalité à quelqu’un, un aubergiste qui accueille un voyageur par exemple. Par la suite, le nom hôte a été donné à la personne qui reçoit l’hospitalité de quelqu’un d’autre. Cette ambiguïté est d’ailleurs toujours présente dans la langue : la locution « table d’hôte » est-elle formulée à l’intention du client ou pour dire que le restaurateur met les petits plats dans les grands? Le nom écran est aussi un cas intéressant. Les expressions faire écran ou écran de fumée contiennent l’idée de dissimuler quelque chose aux yeux de quelqu’un, alors qu’aujourd’hui, l’écran de nos ordinateurs ou de nos téléphones est principalement utilisé pour montrer quelque chose, le rendre visible, une action complètement contraire au sens d’origine.
L’énantiosémie est également présente à l’oral. La phrase Il est sans doute fatigué signifie qu’il est très probablement fatigué. Mais sans doute en réponse à une question peut également exprimer un degré de certitude beaucoup plus faible, un genre de peut-être. Ne penses-tu pas qu’il est fatigué? Sans doute. Cette réponse prononcée avec un haussement d’épaules et de sourcils évoque davantage le scepticisme et le doute de l’interlocuteur qu’une certitude. À l’oral, c’est surtout l’intonation, donc la façon dont les phrases sont prononcées, qui lève le doute, justement! Même si les énantiosèmes peuvent sembler ambigus, le contexte permet très souvent de comprendre son interlocuteur. Un même mot pour deux sens contraires n’est donc pas un signe de déficience de la langue puisqu’il n’est que rarement exprimé hors de tout contexte. D’ailleurs, si l’on jugeait la déficience d’une langue à ses ambiguïtés, le français serait très mal en point!
[…] Publié sur le site internet de Reflet de Société le 4 octobre 2019 […]