Par Zoé Saurais Empereur | Dossier Santé mentale
Ma vie, comme bien d’autres il est vrai, a été ponctuée de joies, de crises, d’angoisses, de profondes incompréhensions du discours social, des autres, et du sentiment d’être tout aussi incomprise par ces derniers. Je suis une jeune femme de 24 ans.
Au début, je pensais qu’on avait tous la même expérience du monde. Que mes perceptions étaient semblables à celles des autres. Que nous étions tous fatigués par les mêmes stimuli, et que l’intégration et la réussite sociale nous demandaient les mêmes sacrifices, impliquaient la même contorsion de soi, les mêmes efforts d’adaptation.
Comment imaginer à priori que le cerveau est un organe qui ne se développe pas de la même façon chez tous les individus ? On n’imagine pas, on lit le monde sous le seul prisme que nous détenons, et pensons en premier lieu qu’il s’imbrique dans celui de la norme, qu’il en découle.
Pour moi, c’est comme si la société était un jeu, que nous en sommes les joueurs et que nos sens (traités par notre cerveau) sont tels nos cartes. On pense initialement que le donneur distribue à chacun des cartes certes différentes, mais issues du même jeu. Mais l’autisme révèle en fait un jeu atypique, unique, détenant ses propres règles, couleurs et cartes. En fait, c’est comme si nous jouions à la bataille alors que les gens dits normaux n’en finissent pas d’achever une partie de poker.
Le présage
Je suis celle qu’en France on nommait et nomme perchée, bizarre, froide, arrogante, pimbêche, excentrique, instable, dans la lune, égocentrique.
J’ai longtemps été habitée par le sentiment profond d’être stupide. En même temps, il me semblait invraisemblable que je puisse l’être vraiment plus que certains que j’observais scrupuleusement et qui ne me semblaient pas très vifs ou « habités » ; j’étais confuse, comment et pourquoi semblaient-ils alors comprendre les consignes et les non-dits, comment restaient-ils politiquement corrects, comment étaient-ils silencieux ou volubiles aux bons moments alors qu’il me semblait expérimenter l’exact inverse ?
Finalement, c’est à force de perdre mes parties, même les plus simples et/ou les plus divertissantes, qu’un sentiment très noir est venu abattre mon amour propre et le peu de stabilité que j’avais mis en place. J’ai voulu comprendre pourquoi en tant que jeune femme de 23 ans je continuais à faire des crises en cas d’imprévu dans une journée. Pourquoi il m’était si compliqué d’entretenir des rapports fluides et d’être constante ? Pourquoi ne sentais-je plus mon corps (j’entends par là l’appétit, la douleur, le sommeil) ? Pourquoi étais-je sujette à autant de troubles et de tocs ? Pourquoi étais-je si triste, mais surtout si vide ? Pourquoi tout à l’intérieur semblait à la fois mort et écorché vif ?
Diagnostic
Le 13 décembre 2022, suite à une longue série d’examens (auxquels j’ai dû répondre ainsi que des membres de mon entourage), de discussions, de séances psychologiques, le diagnostic est tombé.
« Les cotes de Zoé SE démontrent une majorité de caractéristiques liées au TSA (trouble du spectre de l’autisme) (…) Le portrait d’elle-même que Zoé nous a transmis lors de sa demande de consultation ainsi que les éléments rapportés de son histoire ou de sa vie actuelle confirment donc ce que les tests révèlent, à savoir la présence chez elle d’un TSA dans le profil d’autisme de haut niveau, partiel et atypique, le syndrome d’Asperger. Un trouble de l’humeur est associé à cette condition. (…) Des dysfonctions exécutives sont présentes. (…) Le niveau de besoin causé par le syndrome est le niveau 1, « requérant un soutien ». Zoe voudrait composer avec les codes sociaux neurotypiques, mais les défis restent élevés. »
Comme bien des autistes, je n’en ai pourtant pas l’air ni le visage (si seulement l’autiste avait « un visage »), et pour peindre mon portrait cela s’explique par ma féminité, par mon pseudo « style » que méticuleusement j’apprête, par mon franc-parler, par mon apparente « aisance » à aller vers l’autre, par ma subtilité ; par le fait que ma mélomanie et mes besoins de « stim » (d’autostimulation) (de m’exorciser comme j’aime le dire) m’incitent parfois à me mettre la tête devant les baffles afin d’en sentir la force, les vibrations ainsi que la répétition prévisible des boucles d’une musique électronique, et de danser là des heures durant ; parce que j’ai des interactions sociales, et que bien que j’aie un air décalé, rien chez moi ne semble trop handicapé pour que quiconque ne me valide, ne me respecte ou ne m’épaule dans ce sens qui est le mien.
La plupart des gens sont gênés par le diagnostic autistique comme si cela écorchait leur compréhension du monde (ce qu’ils jugent et désignent comme pouvant être un handicap ou non, selon les stéréotypes qu’on leur a inculqués) ; ils vous méprisent de les surprendre, de bousculer leurs schémas, comme si nous étions menteurs, négociateurs, victimes de pensées romanesques qu’on souhaiterait soi-disant leur faire avaler.
Aussi, c’est comme si concevoir et tolérer notre autisme venait dégrader leur propre image et rôle dans nos sociétés. Si nous sommes différents, eux seraient tous les mêmes et n’auraient pas d’excuses alors que nous, nous pourrions en avoir : ils refusent, rejettent cette possibilité qui émane d’idées à la fois trop faciles et non assimilées, voilà ce que je pense qu’ils croient.
J’ai porté ces stéréotypes longtemps, c’est exactement la raison pour laquelle j’ai vécu 23 ans à côté de l’idée de moi-même. Forcément, à croire que l’autisme n’est autre que Sheldon, Rainman sinon quelqu’un de déficient, on n’en diagnostique pas beaucoup. L’ironie est que, l’autisme étant un « handicap invisible », si nous étions tous aussi détectables que Sheldon ou Rainman, il n’y aurait rien dès lors plus rien d’invisible : leurs comportements sociaux et perceptions étant hautement décalées dans leur manifestation.
L’autisme est bien plus subtil, discret, surtout chez les femmes qui de toute façon sont bien plus enclines à se « représenter » et à « paraître » que ne le sont les hommes ; et il serait bon d’écouter et de croire les personnes qui ont pris connaissance de leur autisme quand ce cheminement-là a été pour elles extrêmement demandant, onéreux, épuisant et fastidieux. Personne ne fait cela pour suivre une quelconque tendance ou pour avoir des excuses. Personne ne serait assez fou pour sacrifier autant de son temps dans un processus aussi intrusif qu’intimidant et désagréable.
Rapport au monde, à mon autisme
Donc, qu’en est-il pour moi ? Quelle est mon expérience de l’autisme ? Quelles sont les difficultés majeures ? Quels sont les bénéfices d’un diagnostic ?
J’ai enfin pu me comprendre, de là, éprouver de la compassion pour moi-même et mon cheminement.
Mon autisme a finalement toujours été la source de mes difficultés sociales (j’étais en fait aimable pendant tout ce temps, et ma volonté était bel et bien bonne et réelle) ; soit par exemple ma peine à interagir dans un groupe, à me faire des amis et à les garder dans le temps, à être « polie » (car mes commentaires ou interventions peuvent bien souvent ne pas l’être pour des neurotypiques, tels que ceux témoignant d’une honnêteté dite « brutale », ou ceux que je n’exprime pas (ou pas au bon moment)).
Il y a aussi la fatigue qui résulte de moments sociaux, la fatigue provenant de toutes les informations que ceux-ci déversent : tous les sujets abordés que le cerveau traite par après, ressassant chaque parole sous plusieurs angles différents afin d’en saisir le bon, tous les stimuli qu’on s’est forcé à tolérer, mais qui nous grignotaient de l’intérieur : les sons, les odeurs, les nouveaux lieux, les déplacements, etc., etc. Cela peut engendrer de fortes réactions, effrayantes lorsqu’on ne comprend pas du tout d’où elles proviennent et quels ont été leurs déclencheurs.
Certains s’isolent, car les rassemblements leur coûtent trop. Personnellement, j’ai besoin de vie sociale, de me sentir intégrée et d’être humainement stimulée, c’est pourquoi je n’y ai jamais renoncé. Au contraire, les gens m’ont toujours fascinée, et j’ai fait tant d’efforts pour avoir l’air parfaitement comme eux, pour avoir l’air easy going, pour avoir une pleine intégration, des événements réguliers.
Boire pour pouvoir
Au sein desquels en revanche, je vais bien souvent boire beaucoup trop ; trop pour ne plus sentir, trop pour engourdir mon cerveau et augmenter de ce fait sa capacité à en prendre : du bruit des mouvements et du non-sens dans le discours. Les autistes, sensibles, peuvent adopter des comportements à haut risque de dépendance.
Lorsque je suis ivre, je suis moins sensible, de moins en moins là, de moins en moins moi, et donc de plus en plus sociale. Je suis alors hyposensible, à dix mille kilomètres de mes perceptions. Le lendemain, en plus du hangover classique et physique qu’une telle attitude engendre, je traverse aussi un « hangover social ». Pendant des jours, voire des semaines, je n’ai plus de batterie intérieure. Je me sens détruite, en ruines. Tout autour de moi m’agresse alors. Mon cerveau ne semble plus rien pouvoir stocker, et j’oscille ainsi dans la vie : quelques échanges, interactions, « voyages » sociaux suivis de longues périodes de récupération qui s’apparentent à de la dépression, qui sont tout comme.
Mais il vous faut tenir vos responsabilités, car vous avez voulu, et vous avez choisi tout cela, et tout cela est de votre faute et de votre fait, vous auriez pu mieux vous écouter et rester isolé afin de ne pas perturber la machine. Quand on a de l’ambition, il faut la payer, l’assumer, et de l’ambition pour une personne autiste, c’est déjà d’avoir une vie sociale. C’est donc avec ce mental qu’il nous faut composer dans le monde, professionnel, familial, et continuer de nous lever, de nous nourrir, de nous laver, de travailler quand bien même le cerveau semble mort, ou en constante digestion, ou en constante détresse. Quand bien même la vie semble profondément absurde.
Aujourd’hui j’ai la chance d’avoir un travail qui me passionne, et donc qui fait sens pour moi ; autrement en période de surstimulation, d’épuisement, j’envoie aux orties tout ce qui appuie sur l’absurdité que je ressens comme étant inhérente à la vie humaine et son organisation dans les grandes villes. Ce que beaucoup de personnes autistes expérimentent. Beaucoup d’entre elles ne parviennent pas à trouver le travail ou le cadre qui leur permet d’exploiter leur potentiel ; quand bien même celui-ci est très souvent immense : il y a des conditions pour que l’on puisse l’apprivoiser.
Handicap social, car un individu n’est pas censé expérimenter une souffrance quasi constante lorsqu’il navigue en société. Au contraire, celle-ci vient répondre aux besoins supposés de la masse. On navigue dans la même structure, et on y parvient, mais tout comme des géants dans un monde de lutins, on passe notre temps à baisser la tête, à plier des genoux, à se désarticuler, à se réduire pour se déplacer en cassant le moins de choses possible, en écorchant le moins de monde et en évitant le plus d’obstacles.
Nous sommes les éléphants du magasin de porcelaine, scarifiés par la beauté attrayante, mais incisive des céramiques du langage et de la vie en société.
Brûlée, brûlante
Il y a aussi la gestion émotionnelle. L’émotion qui monte, qui ascensionne à grande vitesse érodant tout sur son passage. C’est comme s’il y avait un volcan à l’intérieur. On ne peut ni soupçonner ni anticiper l’éruption. Et être un adulte qui ne sait pas gérer ses émotions, telle est dans les yeux d’autrui la représentation d’un adulte raté, un boulet, un gamin, sinon un hypersensible pour les plus bienveillants.
Le spectre est vaste, les comorbidités si nombreuses, un article est une moindre manière d’inviter les gens à se sensibiliser sur l’autisme et sur la neurodivergence d’une manière générale. Les difficultés relatées ici sont tout autant de raisons de croire et de respecter la prochaine personne qui se confiera à vous sur sa structure mentale, soit en vous annonçant ce qu’elle est, soit en vous exprimant ses questionnements, ses angoisses, son trouble identitaire. Quand on y pense, sur huit milliards d’êtres humains, cela semble logique qu’il y ait une hétérogénéité intrinsèque à nos neurologies.
Le diagnostic, que je ne cesse de m’approprier, de comprendre et d’accepter tous les jours, se place comme une réelle aide ; planche de salut sur laquelle j’ai pu reprendre mon souffle alors que je croyais me noyer dans une mer impétueuse, violente.
Ma sœur a démystifié l’autisme dans notre famille et m’a encouragée au diagnostic. Certains n’ont pas cette chance et passent leur vie engouffrés dans une angoisse identitaire, dans un sentiment de folie, de différence à juste titre éprouvée, mais ils restent telles des épaves sur le rivage de l’indifférence commune.
C’est pourquoi nous voulons, prions le monde pour un peu d’attention.
Chaque jour reste pour nous un combat, chaque jour nous met au défi, rien, rien ne devient plus simple pour nous après l’obtention du diagnostic, si ce n’est la finale compréhension de qui nous sommes, qui nous console et nous retient de sombrer dans la folie et le meurtre de nous-mêmes, que le trop plein d’absurde incite ou provoque.
J’écris pour que vous, lecteurs, puissiez être comme une sœur pour cet autiste qui se serait perdu ou retrouvé sur votre route, et que, pour une seconde seulement, vous enfiliez ses lunettes et conceviez son univers.
Les symptômes de l’autisme
Les symptômes peuvent se présenter en hypo ou en hypersensibilité : la personne autiste peut trop ressentir l’impact d’un stimuli ou au contraire ne pas le ressentir du tout. Ci-dessous un inventaire de ces symptômes, issu des données du National Institutes of Health (États-Unis) et d’une étude de la psychologue Vanessa Bao.
– Interactions sociales inappropriées ou minimales ;
– Conversations qui tournent presque toujours sur elles-mêmes ou autour d’un certain sujet, plutôt qu’en tenant compte de l’expression des autres ;
– Obsessions intenses concernant un ou deux sujets spécifiques et précis ;
– Tons de la voix qui semblent inadéquats aux situations (plat, aigu, silencieux, fort ou robotique) ;
– Mouvements maladroits et non coordonnés, pouvant comprendre des difficultés avec l’écriture manuscrite ;
– Difficultés à comprendre les émotions amenant à avoir moins d’expressions faciales que les autres, ou au contraire des expressions faciales caricaturales ;
– Difficultés à gérer les émotions, entraînant parfois des explosions verbales ou comportementales, de l’automutilation ou des crises de colère ;
– Difficultés à comprendre les sentiments ou les points de vue des autres ;
– Délaisser ou ne pas comprendre la communication non verbale comme les gestes, le langage corporel et les expressions faciales ;
– Colère face à des situations imprévues ;
– Mémoriser facilement des informations, notamment pour des anecdotes préférées ;
– Hyper ou hyposensibilité à la lumière, au son et à différentes textures.
Illustration: Cyann Gandon
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