Est-ce que vous avez eu peur? «Je n’ai jamais eu le temps de me poser la question.» Danielle Simard est la conjointe de Raymond Viger. Depuis plus de 25 ans, ce power couple anime, soutient, réinvente, ressuscite le Café Graffiti, au cœur d’Hochelaga. Leur contribution à la qualité du tissu social est majeure et leur quotidien, en ce dernier quart de siècle, assez mouvementé.
Un texte de Jean-Marc Beausoleil – Dossier Égalité Hommes/Femmes
Au cœur de l’action
«Il y avait quand même une grande tension», se souvient Danielle. «Ça jouait dur. Il y avait une chicane entre des jeunes. Quand je suis entrée dans le local, j’ai dit à Raymond, il se prépare quelque chose. Moi, j’ai senti ça. On s’est aperçu qu’il y avait des jeunes qui voulaient aller battre d’autres jeunes. Ce qui est arrivé, c’est qu’il y en a un qui s’était fait battre à coups de bâton. Les autres voulaient le venger. Là, on a désamorcé ça.»
Dans le brouhaha de l’affaire, la dame de cœur s’est retrouvée isolée avec un jeune qui brandissait un poignard. «Je lui ai demandé qu’il me le donne.» Et, le plus sérieusement du monde, cette femme mure un peu ronde aux beaux yeux gris-bleu hoche la tête : «Je suis bonne quand il y a des situations difficiles.» Ouf!
Une grande famille
Originaire de Jonquière, Danielle est la septième de huit enfants. Sa mère souffrant de problèmes de santé, elle a rapidement appris à se dévouer pour la communauté de ses frères et soeurs, entre autres en s’affairant à la cuisine : «On a pris des responsabilités de bonne heure.»
Cette enfance l’a prédisposée à une vocation pastorale : «Je participais au comité de la communion et de la petite communion.»
Abordant l’âge adulte, elle s’est spécialisée en comptabilité, travaillant pour des médecins et pour sa paroisse. Elle a fait du bénévolat avec des jeunes en difficulté dans son patelin et a aussi participé aux réunions de l’Association des femmes chrétiennes.
«Les femmes chrétiennes, ça a été quelque chose qui a été pour moi salutaire, qui m’a permis de commencer à pouvoir m’aimer et de sortir de mes bibittes.»
Montréal
Une amie commune lui a présenté Raymond : «On a été deux ans à se fréquenter à distance. Lui, il habitait à Montréal. Moi, au Saguenay. À un moment donné, on a pensé que lui pouvait déménager au Saguenay, mais le timing n’était pas bon. En fin de compte, c’est moi qui ai déménagé à Montréal.» À l’époque, elle avait environ 35 ans.
«Un gardien de prison s’est fait tirer sur le coin de la rue où j’habitais, pas longtemps après que je sois arrivée. Bienvenue à Montréal.» La sanglante guerre des motards, qui opposait les Hell’s au Rock Machine, devait bientôt emporter Daniel Desrochers, 11 ans.
Dans un tel contexte, notre Danielle à nous a témérairement entrepris de suivre Raymond dans ses tournées de soirée, alors qu’il s’improvisait intervenant et tentait de venir en aide aux âmes perdues qui erraient sur le bitume : «Au départ, quand on a commencé, on se promenait dans les rues ensemble. Ses interventions et tout ça. Je l’ai suivi là-dedans.»
Elle se souvient de sa première intervention, une junkie : «Elle était toute seule au monde. Elle avait des problèmes. Elle était en manque. On est allés au CLSC pour lui trouver de l’aide. On est allés la rencontrer en prison aussi. Après ça, on l’a perdue de vue et elle est décédée. Elle était magannée pas mal de la vie.»
Les besoins des jeunes
Pourquoi le Café Graffiti? «Les jeunes m’ont demandé d’avoir un local.»
Les débuts ont été difficiles : «On avait une quinzaine de jeunes qui faisaient du graffiti. On leur proposait de le faire sur toile. Le local qu’on avait, on n’avait pas de chauffage… Tranquillement, les jeunes l’ont habité, s’en sont occupé. Il y a un jeune qui a reçu une décharge électrique en donnant un bec à sa blonde. Le bracelet lui en a fondu. Dans les toilettes. Le courant était encore tout dans les murs qui avaient été dénudés.»
« Ce qu’on a essayé de créer Raymond et moi , dans le fond, c’est une famille sociale. On était le père et la mère. Pour eux autres, on était comme une vraie famille, parce qu’ils nous testaient. Ils me disaient « ah je suis allé voir Raymond et il m’a dit oui, que je pouvais faire ça ». On se l’est fait passer une fois. On avait beaucoup d’enfants.»
L’enseignement
Violence, homophobie, sexisme, pauvreté, abus, toxicomanie, Danielle a été confrontée à tout ce qu’un jargon bien pensant et aseptisé nomme des problématiques. Au début, les jeunes durs de 17 ou 18 ans n’acceptaient même pas qu’elle assiste à ce qu’ils nommaient leurs réunions dans un local qu’elle avait pourtant trouvé et mis à leur service. Petit à petit, elle a réussi à gagner leur confiance.
«On avait quand même beaucoup de jeunes. On avait des groupes Jeunesse Canada et on avait parfois quatre groupes de dix jeunes chacun en même temps. Ça faisait quarante jeunes dans le local.»
Avec tout ça, on le devinera, elle n’a pas eu le temps d’avoir des enfants bien à elle, mais ces mêmes jeunes avaient la clé du local et son numéro de téléphone. Elle et Raymond se trouvaient sur appel vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme une vraie maman et un vrai papa.
Au cours des années, elle a multiplié les interventions qui prenaient la forme d’enseignement, expliquant entre autres aux jeunes comment utiliser des logiciels dont elle apprenait le fonctionnement par elle-même. Elle s’est même mise à l’infographie, pour monter Reflet de société, et a maîtrisé l’art de mettre en ligne et d’entretenir des pages internet : «J’ai une bonne capacité d’apprendre.»
Négocier avec les Hell’s
Le Café Graffiti a été victime de vandalisme. Des malfrats ont voulu l’incendier à au moins deux reprises. À certaines occasions, la tension entre les jeunes, dont certains étaient associés à des groupes de motards organisés, atteignait un tel niveau que le Café devait fermer ses portes pour un temps de décompression.
Un jour, tout le matériel informatique, qui permet entre autres de produire la revue Reflet de société, a été volé. Le lendemain, un enfant jouait avec des chandelles : un sinistre a rasé l’appartement de Raymond et de Danielle. En vingt-quatre heures, ils ont tout perdu.
«Des fois, tu te décourages. Mais il y a toujours eu quelque chose qui a fait qu’à un moment donné je me suis dit ok, je reste. Je ne suis pas encore prête à partir. Des fois, l’adversité, ça use. Mais il y a toujours quelque chose. On se dit « il y a telle chose qui vient d’arriver, c’est bon pour les jeunes’’.»
Sagement assise au Café Graffiti, entourée de toiles aux mille couleurs, Danielle se remémore les nombreuses épreuves et les grandes victoires qu’elle et son homme ont engrangées à travers les années. Par exemple, cette fois où ils ont réussi à mettre la main sur des milliers d’épis de blé d’Inde qu’ils ont distribués gratuitement à des familles dans le parc.
Lui vient alors, sans même qu’elle ne sourcille, cette phrase incroyable : «Cette fois-là, Raymond a négocié avec les Hell’s pour qu’ils ne vendent pas de drogue pendant notre activité.»
Toujours au boulot
Bref, une vie entièrement et complètement dévouée au service d’autrui. C’est quand même rare qu’on croise ce genre d’incongruité en 2019. Ce n’est pas sans faire impression.
Aujourd’hui, le Café accueille beaucoup de jeunes qui ont été condamnés à des peines de travaux communautaires : «On s’assoit avec eux. On leur parle. On les écoute.»
Ainsi, les jeunes, attelés à des tâches qui s’arriment avec leurs intérêts, réussissent à remplir leurs engagements.
Évidemment, Danielle a joué son rôle dans la mise sur pied du Bistro Ste-Cath et participe à son bon roulement. Tout comme Raymond, elle rêve de fonder des succursales en région, permettant ainsi aux artistes de toute la province de profiter d’un circuit de salles de spectacle financées selon le modèle de l’économie sociale. Ils pourraient alors aller à la rencontre d’un tout nouveau public.
Elle admet avoir un brin de nostalgie pour l’époque des femmes chrétiennes : «On a besoin de croire en quelque chose, peu importe c’est quoi. Il y a ces valeurs que l’Église a essayé de transmettre, pas toujours de la bonne manière. En abandonnant la religion et la foi, il y a des valeurs qui ne se sont pas transmises.»
Et puis, comme le journaliste n’a plus de questions, elle se dépêche de retourner travailler.
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