Dans le bus qui fait la navette entre les pénitenciers Cowansville et Sainte-Anne-des-Plaines, peu importe qu’il fasse jour ou nuit, on ne peut le savoir.
Un texte de Colin McGregor, Centre Fédéral de Formation – Dossier Santé mentale
Assis à l’arrière dans une cage – enchaîné, menotté et dans le noir total –, j’entends le rythme de la suspension qui réagit à la route; je sens le camion accélérer et ralentir ; et je ne peux contempler que le vide. Les pensées vont et viennent, sous forme de rêves.
C’est à ça que doit ressembler un caisson d’isolation sensorielle, me dis-je. On trouve de ces caissons partout. Une paroi de fibre de verre contenant de l’eau salée à la température du corps. Aucune lumière, aucun son. Vous y plongez nu et, sans ressentir votre corps, vous y descendez jusqu’aux profondeurs de votre esprit.
Ces caissons sont devenus populaires, il y a des années de cela, grâce au livre fondateur du psychologue John Lily, Au centre du cyclone. Le docteur Lily était obsédé par les dauphins, qu’il considérait comme aussi intelligents que nous. Si vous pouviez comprendre comment ils pensent, comment leurs cerveaux fonctionnent, vous pourriez communiquer avec eux. Il croyait que le caisson d’isolation sensorielle permettrait à l’homme de pénétrer le cerveau du dauphin.
Le maître bouddhiste zen Brad Warner, de Californie, n’est pas de cet avis. Le leader mondial de l’ancienne secte Dogen Sangha, natif de l’Ohio, a visité l’Université McGill, il y a quelques années, et il y a fait l’essai d’un de ces caissons. Cela ne l’a pas beaucoup impressionné. Les bouddhistes zen croient que nous sommes unis à l’univers, que nous ne formons ensemble qu’un seul grand tout. Par conséquent ils pensent, comme l’exprime Warner, «qu’un état d’esprit indépendant du corps n’existe pas dans la nature». Et il ajoute: «Au cours de cette expérience, j’étais certainement conscient de mes, hmm, organes intimes qui ballottaient comme un saucisson imprudemment lancé dans le Grand Lac Salé.»
Warner s’était endormi. Il se réveilla sur une musique qui pour lui, en tant que bassiste punk rock pour le groupe Zero Defex, ressemblait à la bande sonore du film culte de science-fiction Voyage vers la planète des femmes préhistoriques. Il sortit du caisson étourdi, en pensant à des femmes préhistoriques, légèrement habillées de coquillages.
Lily n’a jamais conversé avec des dauphins, dans ces caissons. Les dauphins pensent à beaucoup de choses: trouver de la nourriture, trouver l’amour, élever leurs petits… beaucoup de leurs préoccupations ressemblent aux nôtres. Mais ils ne demeurent jamais seuls avec leurs pensées.
Et moi non plus, dans ma cage d’isolation sensorielle, au fond du bus qui m’emmenait de Cowansville à Sainte-Anne-des-Plaines. Il y avait le cognement de la suspension; les bruits de la circulation à l’extérieur; la radio qu’écoutaient les officiers à l’avant. Mais c’est vrai, ce que Warner écrit dans son livre, Zen Wrapped in Karma Dipped in Chocolate (Le zen enveloppé de karma et trempé dans le chocolat): lorsque vous n’avez rien à regarder parce que vous êtes dans le noir, «votre cerveau part à la recherche de tout ce qu’il peut trouver, afin de se tenir occupé – un peu comme l’employé qui fait semblant de travailler, parce que le patron surveille». C’est incroyable, tout ce qui peut s’accumuler dans le grenier de notre mémoire.
De la musique déjà entendue, d’anciennes relations, des mauvais films, des traumatismes d’enfance et des choses que vous n’auriez jamais crut qu’elles fassent partie de vous, comme des toilettes qui débordent. Une grande partie de cela a un sens profond; une grande partie de cela n’a aucune importance.
Finalement, on me conduit hors du camion, une fois arrivé à destination. On détache mes chaînes. Un homme me demande si j’appartiens à un gang criminel. Non. On me mène à une cellule de détention, pour regarder dans le vide encore un peu.
Encore des choses sans valeur. La toilette semble sans fin.
Pour ceux d’entre vous que l’on a laissés seuls dans un lieu sombre – il peut s’agir d’une chambre d’hôpital ou d’une brute vous ayant enfermé dans un placard –, voici quelques conseils pour vous permettre de supporter cette journée:
(1) Inventez-vous un ami invisible, un grand écureuil de six pieds.
(2) Donnez-lui un nom. Le mien se nomme Doug. Vous ne pouvez pas utiliser ce nom pour votre écureuil. Il m’appartient.
(3) Soyez bon avec votre ami écureuil.
(4) Thèmes à éviter : les chats (ils chassent les écureuils), les pesticides, l’hiver.
(5) Dansez avec votre écureuil invisible.
(6) Si, disons, une infirmière ou un gardien de prison vous demande ce que vous faites, ne répondez jamais: «Allez-vous-en, je danse avec Doug l’écureuil, mon ami invisible.» (Quoique, votre écureuil ne se nommera jamais Doug – voir le point 2).
Ou vous pouvez simplement regarder dans le noir et méditer comme je l’ai fait. Et comme les bouddhistes l’enseignent. Mais dans tous leurs textes sacrés, il n’est jamais fait mention d’écureuils. Pas une seule fois.
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