Portrait – Emmett Johns, entre prêtre et Pops

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Par Lucas Lelardoux Oliger | Dossier Itinérance            

Retour sur le destin d’un homme. Ses activités étaient déjà au cœur de l’édition de lancement du Journal de la rue, en novembre 1992.

Prêtre atypique, Emmett Johns s’est attelé à combattre misère et isolement jusqu’à sa mort en 2018. Surnommé Pops, il s’est révélé être une des plus importantes figures sociales de Montréal. 

À la fin des années 1980, le père Johns constate une puissante amplification de jeunes dans des parcours d’itinérance. Inspiré par un Torontois à la radio, il se procure un camion pour circuler dans les rues de Montréal. Son objectif : offrir écoute et nourriture aux jeunes. L’organisme Dans la rue était né. Il ne fera que développer ses activités : abris d’urgence, centre de jour, services aux familles ou encore mise à disposition d’appartements.

L’écho des origines

Les récits que les journalistes ou les autorités écrivent sur la vie d’Emmett Johns sont souvent similaires. Néanmoins, peu d’éléments documentés sont connus sur sa carrière avant qu’il ne fonde Dans la rue en 1988. 

Issu de l’immigration irlandaise et enfant de la Grande Dépression, il grandit dans le quartier montréalais du Plateau Mont-Royal. Au cours de sa vie, il a poursuivi des études de théologie, de psychologie ou encore de philosophie. Le futur Pops se passionne pour la Chine et rêve d’être missionnaire. Il passe cependant des heures compliquées au séminaire. À partir des années 1950, il commence à exercer des ministères catholiques de vicaire ou de prêtre dans des paroisses de Montréal et de son agglomération. Il n’en reste pas moins différent du stéréotype de la prêtrise : Emmett Johns pratique le tir et deviendra même instructeur auprès des forces de police.

Toutefois, certains éléments de son parcours de vie restent troubles, si ce n’est dérangeants.

Jeunes captives

Entre 1959 et 1967, Emmett Johns sert d’aumônier dans des centres de détention pour femmes. Gérés par la congrégation des Sœurs du Bon-Pasteur, au moins deux établissements dans lesquels il évoluait ont été entachés par des scandales graves. Le Marian Hall de Beaconsfield comme le Centre d’accueil féminin de Montréal ont été pointés du doigt pour des pratiques cruelles envers les jeunes internées. Celles-ci étaient souvent des préadolescentes placées sous tutelle par les tribunaux.

Les conditions de détention sont effroyables dans ces prisons pour enfants, injustement nommées « maison de réforme » voire « de protection ». En 1975, la journaliste Gillian Cosgrove le démontre dans une série d’articles : isolement préventif, enchaînement, administration de sédatifs, humiliation, manque d’hygiène et climat de violence. Des jeunes filles sont menottées à des dalles en ciment pendant des heures ou même des jours, reposant dans leurs urines et excréments.

Quelle a été la position d’Emmett Johns au cœur de ces enfers ? Les témoignages sont maigres, seule Dale Douglas, une ancienne détenue, s’exprime dans Le Bon Dieu dans la rue : Appelez-moi Pops, un recueil d’anecdotes écrit par la journaliste Katia Moskvitch. Mme Doulgas décrit le père Johns comme « la seule bonne personne à cet endroit ». Elle revient également sur les différents gestes de bienveillance qu’il aurait eus envers elles : cigarettes offertes, virées en décapotable ou encore organisation d’une fête. Les différents témoignages des victimes de ces institutions démontrent que leur vie était alors largement affectée par le comportement du personnel. Ils pouvaient être brutaux comme compatissants.

À glacer le sang

De plus, en février 1969, le père Johns est témoin dans une affaire impliquant la disparition de deux jeunes femmes. Celui-ci avait organisé une retraite autour du Lac Bellevue pour 26 élèves infirmières. Celles-ci avaient la liberté de se rendre où elles voulaient. Deux d’entre-elles, Catherine Murphy, 20 ans, et Catherine O’Keefe, 21 ans, sont retrouvées mortes dans les bois jouxtant la ville de Saint-Adèle après s’y être perdues. Leurs corps sont recouverts de neige, la cause des décès s’est révélée être l’hypothermie et l’épuisement.

Emmett Johns déclarait à l’époque qu’il avait d’abord imaginé que celles-ci étaient parties rejoindre des amis ou sinon avaient regagné Montréal. Dans l’ouvrage de 2008, il revient sur cet épisode en le qualifiant de l’« une des plus grandes tragédies de ma vie ».

Ces événements sont durs, et il est légitime de se questionner sur l’incidence qu’ils eurent sur son rapport aux autres et à la jeunesse. Il est probable que sa motivation à se battre pour les jeunes contre la misère et le froid, et ce sans jugement affiché, soit la conséquence d’une vie qui a été ceinte par le désespoir.

La marginalité à cœur

C’est donc en décembre 1988, après quarante ans d’une carrière comme curé, que le père Johns devient Pops. Enthousiasmé par l’histoire d’un homme à Toronto, il entre en contact avec celui-ci pour importer son action à Montréal : faire circuler une camionnette pour les jeunes itinérants. Il pourra ainsi leur fournir de la nourriture, des habits, mais également une oreille pour se confier.

À cette époque, l’itinérance de ces jeunes personnes alerte sur le fonctionnement et les problématiques inhérentes à la société québécoise. Ces années sont connues pour un avènement de l’« itinérance visible ». Dans un contexte d’une dérégulation du marché des logements, les abris ou autres centres d’accueil diminuent. De plus, les spécificités de la jeunesse à la rue (fugues, DPJ, prostitution et deal juvéniles,…) rendent ce public particulièrement vulnérable. Les mouvements punks, marginaux et alternatifs auxquels nombreux s’identifient poussent également à la méfiance et au jugement des passants.

Mais Pops a toujours évoqué sa démarche comme universelle, ne voulant laisser personne sur le bord de la route. Dans cet esprit, il déploie l’ambition de Dans la rue en créant en 1993 Le Bunker, un centre d’hébergement d’urgence pour ces jeunes. Ce lieu sera suivi en 1997 par le Centre de jour Chez Pops qui met à disposition une école, des consultations médicales, des programmes de réinsertion ou encore des ateliers artistiques.

En tant qu’activistes sociaux, Emmett Johns comme les actuels dirigeants de Dans la rue ont entrepris à se substituer aux politiques d’intérêt public bien trop souvent délaissées par les gouvernements provinciaux et fédéraux. Le plus récent rapport commandé par Québec sur l’itinérance démontre que 20 % des dix mille personnes à la rue ont moins de 30 ans. Plusieurs acteurs de la lutte contre la pauvreté, le mal-logement et l’exclusion sociale dénoncent un manque d’ambition réel. En 2022, 18 700 repas ont été servis par La Roulotte et 12 600 visites ont été rendues au Centre de jour. Les activités lancées par Emmett Johns sont admirables, mais elles ne peuvent malheureusement pas contrecarrer ce que Nadine Mailloux, l’ombudsman de Montréal, décrit comme une « crise humanitaire au cœur de la métropole ».

Enfin, le destin d’Emmett Johns s’est longtemps teinté de vulnérabilité. Souffrant de dépressions chroniques et d’idées suicidaires, la santé mentale a pesé dans ses choix de vie. Il n’a pas hésité à témoigner de cet état alors que ces sujets étaient encore plus tabous qu’aujourd’hui. En 2008, son médecin de famille déclarait que « l’idée du Bon Dieu Dans la rue l’a vraiment guéri ».

Emmett « Pops » Johns a connu le désœuvrement et la solitude, de son point de vue, mais aussi de celui des jeunes. Sept ans après sa mort, Dans la rue reste un modèle qui met en avant la résilience. Un peu de paix dans une ville de Montréal toujours rongée par cette même souffrance.

Crédit photo: Dans la rue


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