Par Colin McGregor | Dossier Politique
« Pourquoi me cacherais-je derrière une abaya ou un niqab ? Je ne serais plus reconnaissable, cachée. Moi, je dois affirmer qui je suis. Je veux me sentir libre et affirmée… Maintenant ça veut dire que j’existe. Je ne suis pas absente, cachée derrière une abaya ou un niqab. »
Avec ces mots Ensaf Haidar, fière sherbrookoise, mère de trois enfants, assume ses choix et son indépendance. Elle est le sujet principal du documentaire En attendant Raif, une coproduction de Macumba Média et de l’Office national du film du Canada, car elle est la femme du célèbre prisonnier d’opinion saoudien, Raif Badawi.
Accusé d’avoir insulté l’Islam dans ses propos critiques envers le régime saoudien dans son blogue, le jeune Badawi a été condamné en 2012 à 10 ans d’emprisonnement et 1000 coups de fouet. Pendant toute la durée de sa peine, une formidable campagne de mobilisation en sa faveur a été menée par Ensaf avec courage, détermination et dynamisme.
Après l’arrestation de Badawi, elle et leurs trois enfants ont obtenu la résidence permanente comme réfugiés au Canada. Ils se sont installés à Sherbrooke en 2013, sans parler un mot de français. Ensaf traverse toutes les épreuves d’une immigrante et d’une mère qui doit élever seule ses trois enfants : Najwa, Doudi et Miriyam.
En se francisant et en tissant des liens avec leur communauté adoptive, ils n’ont jamais oublié d’où ils viennent.
De 2014 à 2022, les deux cinéastes primés Patricio Henriquez et Luc Côté (Vous n’aimez pas la vérité) ont suivi les épreuves traversées par Ensaf Haidar pour faire libérer Raif Badawi. Si la jeune femme charismatique est devenue au fil du temps une figure publique mondiale symbolisant la lutte pour la liberté d’opinion, c’est avant tout sur son parcours intime que les réalisateurs choisissent de se pencher.
Scrutés à la loupe
Au début du film, Ensaf est visiblement mal à l’aise. Elle avoue qu’elle avait peur en s’installant à Sherbrooke sans soutien familial. On entend un cinéaste et une traductrice la réconforter et l’encourager lorsqu’elle fait ses premiers pas devant une caméra. Mais elle s’habitue à être filmée, ainsi que sa famille.
Comme le coréalisateur du film Luc Côté le décrit : « Il y a beaucoup de monde chez eux. Beaucoup de journalistes et de caméras dans la maison. » De plus, nos deux cinéastes n’ont pas pris de temps avant de se sentir comme des membres de la famille. « C’est une famille tellement accueillante, pleine d’hospitalité et d’intelligence. Les enfants bien élevés par une mère monoparentale… La relation s’est développée très rapidement. »
Selon Patricio Henriquez, l’autre coréalisateur, « C’est une famille charismatique. Ils vous enveloppent. Une des différences entre un documentariste et le travail d’un journaliste, c’est qu’un journaliste doit garder ses distances alors que nous faisons partie de l’action. Nous étions témoins de beaucoup de choses… Il faut de l’empathie pour se mettre à leur place. Comme au moment où le fils dit qu’il ne peut pas imaginer le jour où son père reviendra… Ils sont adorables. Tu ne peux que tomber amoureux de cette famille. »
Au fil des années, les cinéastes et la famille sont devenus encore plus proches. « Pour toutes relations humaines, le temps est un ingrédient important » dit Henriquez.
Dans une scène illustrant la complicité entre les cinéastes et la famille, Côté aide le fils Doudi à se raser pour la première fois en lui donnant des conseils de derrière la caméra dans sa salle de bain. C’était un jour où Côté était chez eux. « Doudi m’a appelé pour des conseils. » Un hasard que Côté était là pour aider le fils avec ce « rite de passage que normalement on partage avec un père. »
Des heures et des heures
En 186 jours de tournage, ils ont réussi à filmer 300 heures d’images incluant celles des vigiles à Sherbrooke (rassemblements pour soutenir Raif (376 au total)). Il leur a fallu plus d’un an afin qu’ils parviennent à un documentaire final de deux heures et demie, avec l’aide de la monteuse Andrea Henriquez. « Une très forte personnalité, » observe Côté. « Il y avait des décisions difficiles… On avait des belles tensions créatives. Mais on n’a pas la vérité sur tout et il y avait de beaux compromis à faire. » Le premier montage durait huit heures !
Ç’a pris du temps et des longues négociations pour se rendre jusqu’au produit final : par exemple, chaque fois qu’il y avait une vigile à Sherbrooke, il y avait aussi une à Vienne, en Autriche. Les cinéastes sont allés à Vienne pour filmer. Mais la version finale ne fait pas mention de Vienne. Faute de place. Aussi, Ensaf a entamé un voyage à Washington pour rencontrer des sénateurs et d’autres illustres personnages. Mais on n’en fait aucune mention dans le film final.
Un autre personnage important dans le film, c’est la ville de Sherbrooke – accueillante, soutenant Ensaf peu importe la saison : « Elle est entourée par un groupe qui remplace sa famille saoudienne, » raconte Henriquez. « Des femmes, des progressistes, des gens qui croient au pays du Québec. »
Liberté politique
Donc, personne n’était surpris quand elle s’est présentée comme candidate pour le Bloc Québécois en 2019 dans la circonscription de Sherbrooke, terminant deuxième. « En Arabie saoudite, je n’avais pas le droit de voter, » raconte Ensaf. « Je veux utiliser toute ma liberté. »
Côté nous dévoile que « la famille vient d’une ville à peu près de la même grandeur que Sherbrooke. C’est sûr que c’est une bénédiction » que la famille ait été placée à Sherbrooke. « Si elle était arrivée à Montréal, elle n’aurait pas été entourée comme elle l’a été à Sherbrooke. La communauté a gardé ses enfants lorsqu’elle est partie pour l’Europe. »
Et La Tribune, la quotidienne francophone de Sherbrooke a publié entre 550 et 600 articles sur Ensaf et Raif, faisant de cette famille le deuxième sujet le plus traité depuis la fondation du journal en 1910.
Badawi a purgé chaque jour de sa peine de 10 ans. Le 11 mars 2022, sa famille a été informé que Badawi avait été libéré de prison, mais qu’il n’était pas autorisé à quitter le pays pendant 10 ans de plus. La famille ne peut pas retourner en Arabie saoudite par peur d’être arrêtée, comme cela s’est passé pour beaucoup d’autres qui sont retournés, explique Côté.
Le film a été projeté pour la première fois au Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue, à Rouyn-Noranda. « La salle était pleine, toute la famille était avec nous, » raconte Côté. « Après les deux heures et demie du documentaire, tout le monde se s’est levé pour applaudir. Un bon départ pour nous. »
À la fin du film, on lit au générique : Ensaf, Najwa, Doudi, Miriyam et la ville de Sherbrooke l’attendent toujours.
La famille
Dans une entrevue avec le fils et une des filles de Badawi et Haidar, Doudi et Miriyam, tenue avec Amnistie internationale, les deux reflètent leur amour pour leur père.
« Notre père aime son pays, il aime l’Arabie saoudite, il veut que notre pays soit grand », dit Doudi. « Il est très fort, un vrai combattant. »
Pourtant, les enfants ne savaient pas que leur père était en prison jusqu’à ce que les 50 premiers coups de fouet soient administrés. « Nous ne sommes pas allés à l’école pendant une semaine après ça parce que tout le monde en parlait. » Doudi avait 9 ans et Miriyam 6 ans lorsqu’ils ont appris l’emprisonnement de leur père.
Après les premiers coups de fouet, leur père leur a dit : Ne t’inquiète pas, je me sens bien. Je n’ai pas ressenti la douleur. « Mais il le sentait. Et nous le savons, » dit Doudi en pleurant.
Les deux enfants partagent un amour pour l’histoire et la politique grâce à leurs parents.
« Malheureusement, » dit Doudi, « nous voulons nous sentir comme si nous avions un père. Il n’est pas là avec nous physiquement. » Mais le père Raif suit des heures canadiennes en Arabie Saoudite pour se sentir plus proche de sa famille. « C’est un grand fan du Canada. »
Miriyam, riant, ajoute : « il souffre du décalage horaire ! »
Le documentaire En attendant Raif est disponible sur le site web de L’ONF, ainsi que sur tout.tv (ici.tou.tv/en-attendant-raif).
Crédits photos : Office national du film du Canada
Autres textes sur la Politique
- Historique des jeux d’argent et de hasard
- La guerre expliquée en dessins
- L’Ukraine en chiffres
- L’autre visage de la guerre