FUIR

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Par Colin McGregor

Dossier Justice

Je les ai vues, elles, leurs visages aux bleus camouflés; elles, leurs sourires fatigués. Je les ai vues toutes passer dans la rue, regardant derrière elles, inquiètes d’être suivies par les pieds de la tempête. Déguisées en femmes normales, personne ne peut les reconnaître, sauf celles qui leur ressemblent.

C’est avec la poésie de l’auteure franco-syrienne Maram al Masri, tirée de son recueil sur la violence conjugale Les âmes aux pieds nus, que commence le plus récent film de la cinéaste chevronnée québécoise Carole Laganière, Fuir.  

Fuir présente sur une durée de plus de trois mois une maison de femmes victimes de violence conjugale. Il y a plusieurs hauts et bas dans le film : « Je ne voulais pas que le film soit complètement sombre. Aucune résidente n’a retrouvé son conjoint violent. Dans tous mes films, il faut qu’il y ait de la lumière », partage avec nous la cinéaste.

En tant qu’homme qui était violent dans une relation, j’ai trouvé très, très émouvant d’entendre dans ce film les descriptions des gestes violents faites par les partenaires des huit résidentes de cette maison.

Comment les intervenantes et résidentes ont-elles pu laisser une équipe de tournage filmer leurs parcours dans un environnement tellement difficile? Carole a traîné quelques semaines avant de sortir sa caméra. « J’ai mangé avec elles. J’ai fait partie de la maison. J’étais adoptée. Et elles voulaient parler de leurs expériences. » Elle a aussi créé un lien avec les intervenantes, après que la directrice de la maison a donné son approbation pour le tournage. 

Le film est parsemé de pauses, avec de la musique triste et des images sombres et envoûtantes, comme des arbres dans une tempête, une dame qui flotte dans une piscine toute seule… D’autres scènes sont tournées dans la maison. « Je trouve ça important », nous dit la cinéaste. « Les pauses sont importantes, et puis les chocs. »

Carole était particulièrement touchée par le témoignage d’une résidente, mise en ombre dans le film, identifiée par la lettre G. « C’est quelqu’un qui travaille dans le domaine de la santé », dit-elle. « On ne pouvait pas l’identifier. Elle travaillait dans le domaine de la violence conjugale et elle aussi était victime. » 

Il y a aussi le témoignage de Jeanette, intervenante de l’Argentine, qui parle du fait qu’elle a perdu sa mère, travailleuse du sexe, très tôt dans sa vie. Sa mère a disparu sans laisser des traces lorsqu’elle n’était qu’une petite fille : « Je l’ai reçu comme un cadeau », dit Carole, « elle s’est dévoilée, elle était en confiance totale. On comprend pourquoi elle est là, pourquoi elle fait ce travail. » 

Carole fait des films depuis les années 80, elle a gagné plusieurs prix. Elle se consacre exclusivement aux documentaires depuis plus de 20 ans, ce qui lui permet de conjuguer préoccupations sociales et artistiques. « Mes films sont diffusés dans des salles et à la télé, normalement à Télé Québec ou Radio-Canada. Mais ce film n’a été accepté par aucune chaîne de télévision. » Elle ne comprend pas pourquoi.

Ses conseils pour des femmes prises dans une relation violente? « Il faut porter plainte. Ce sont des relations très dépendance affective. Parfois, il faut avoir les yeux froids. Les convaincre d’aller dans ces maisons-là. Il y en a plusieurs au Québec. Il y a plusieurs ressources. »

En d’autres mots, si vous êtes coincés dans une relation violente, il faut fuir.  

À la fin du film, on voit deux des résidentes dans leur propres appartements. Indépendantes, et évidemment, contentes. Une lueur d’espoir. Quand j’ai vu ça, j’ai pleuré.  

Fuir, un film de Carole Laganière, produit par Nathalie Barton.

 79 minutes, en français avec sous-titres anglais. 

Décès de Carole Laganière

Nous apprenons après la publication de cet article, de sa relationniste à IXION Communications, que la cinéaste chevronnée Carole Laganière est décédée. Elle est morte le 6 février suite à une maladie. Née en 1959, Carole a marqué le paysage du documentaire québécois. Fuir était son dernier film.

Selon le site-web du Radio-Canada, après plusieurs œuvres de fictions primées comme Jour de congé et Le mouchoir de poche, la cinéaste s’est tournée vers le documentaire à forte consonance sociale, comme Fuir.

Selon le chroniqueur de cinéma Michel Coulombe, grand ami de la réalisatrice depuis des décennies, cité sur le site-web du Radio-Canada, faisant référence à la façon dont Carole a amené plusieurs d’entre elles à témoigner à visage découvert de la réalité de la dure reconstruction après des années à encaisser les coups :

Elle les a écoutées, elle a obtenu leur confiance et leurs confidences. Elle s’est rapprochée d’elles et a tenu à porter ça sur la place publique…Obtenir ça de quelqu’un qui est fragile, ça suppose autant une force qu’une grande compassion, une grande empathie et un très grand amour des autres. Ça, c’est le talent exceptionnel de quelques documentaristes. C’était le très grand talent de mon amie Carole.

On envoie nos condoléances à ses proches pour ces tristes nouvelles.

Je le trouve dommage que son dernier film n’a pas trouvé l’auditoire qu’il méritait.


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