Justine Hémond et Caroline Fréchette forment avec leur nourrisson une famille tissée serrée, unie entre autres par les liens du… lait! C’est Caroline qui a porté l’enfant dans son ventre. Mais, fait inusité, les deux mères ont allaité le nourrisson. Grâce à une « lactation induite » – un traitement qui déclenche la production de lait sans qu’il y ait de grossesse –, Justine a pu vivre cette expérience qu’elle qualifie de merveilleuse.
Pour que Caroline tombe enceinte, le couple a eu recours à une insémination artisanale. Autrement dit, elles ont obtenu d’un donneur du sperme que Justine a injecté dans le corps de sa blonde. Les deux femmes voulaient allaiter. Pour Justine, même si son corps ne passait pas par la grossesse et l’activation subséquente de la prolactine – l’hormone favorisant la production du lait –, il lui était primordial de pouvoir nourrir son enfant au sein.
L’allaitement est une expérience affective profonde que plusieurs mères veulent vivre avec leur enfant, même si elles ne l’ont pas porté. La provocation de la lactation sans qu’il y ait eu grossesse est une démarche qui requiert la supervision d’un médecin. Les mères lesbiennes et les mères adoptives sont les personnes qui, généralement, entreprennent ce traitement, plutôt rare et mal connu.
« Je ressentais le vif besoin de participer biologiquement au processus. Je me disais que même si je ne portais pas notre enfant, que je n’avais pas de lien avec lui au niveau de l’ADN, mon corps me permettrait quand même de lui donner quelque chose, de subvenir à ses besoins, de le nourrir », explique Justine.
Des hormones et un tire-lait

Pendant les deux mois et demi précédant la naissance du petit Chad, Justine a préparé son corps en vue de nourrir son fils au sein. Sous recommandations médicales, elle a pris des hormones féminines (la pilule contraceptive) et de la dompéridone, une substance qui a pour effets d’augmenter le taux de prolactine. Une semaine avant la date prévue de l’accouchement de sa blonde, comme prescrit par le protocole, Justine a commencé la stimulation mécanique de ses seins avec un tire-lait, pour enclencher la lactation.
« Au moment de l’accouchement de Caroline, à l’hôpital, je tirais déjà entre 1/2 et 1 once de lait de mes seins à la fin d’une tire complète. C’était une très grande fierté pour moi. »
Il faut beaucoup de détermination et de courage pour mener à terme une telle démarche. Extraire le lait de ses seins peut être un processus douloureux et inconfortable, surtout au début, et d’autant plus s’il n’y a pas encore de bébé à nourrir.
« Avant la naissance du bébé, quand j’ai commencé à stimuler mes seins avec le tire-lait, c’était de 8 à 12 fois par jour, presque 20 minutes chaque fois, même la nuit! Et il n’y avait pas encore de bébé à nourrir. Il fallait que je branche le tire-lait et que j’attende. Pour m’aider, je gardais mon but en tête. Ça rendait les choses plus faciles de me dire qu’un poupon s’en venait et que j’allais le nourrir. »
Après la venue au monde de Chad, le 20 novembre 2020, Justine a dû attendre encore une semaine avant d’allaiter. Caroline, qui venait d’accoucher, l’allaitait tout le temps afin de bien enclencher sa propre lactation. Le personnel infirmier guidait Caroline, tout en incluant Justine dans ses recommandations, lui expliquant ce qu’elle allait éventuellement avoir à faire.
Larmes de joie
« Au début je regardais Caroline allaiter et je continuais de tirer mon lait. J’avais hâte! Finalement, c’est arrivé! La première fois, j’étais assise dans mon lit, j’avais le bébé au sein, je regardais ma conjointe et je pleurais. Mes larmes coulaient, mais pas parce que j’étais triste! J’étais heureuse. Le moment que j’avais tant attendu arrivait enfin. Tous les efforts que j’avais mis aboutissaient. J’avais remporté la victoire. C’était assez magique. »
Les deux mamans sont rapidement devenues des complices d’allaitement. « On a appris ensemble et on s’est soutenues dans ce qu’on vivait. Je ne me suis jamais sentie seule là-dedans. Parfois, on échangeait les boires pour accommoder l’autre. Quand le bébé se réveillait la nuit, on se levait toutes les deux. »
Elles ont développé une routine d’allaitement qui prenait en compte le retour éventuel au travail de Justine. « Le matin tôt, le soir, avant le dodo et pendant la nuit, c’est moi qui allaitais. Ma conjointe faisait la journée et je tirais mon lait pendant ce temps-là. À l’inverse, lorsque je le nourrissais, c’est Caroline qui tirait son lait. »
Aujourd’hui Chad a 6 mois, et assurément, il ne manque pas de lait. Les mamans font maintenant du tire-allaitement, c’est-à-dire qu’elles extraient leur lait et le lui donnent à la bouteille. « On met notre lait au frigo pour nourrir le bébé au biberon. On est presque rendues avec 10 litres de lait au congélateur! » lance Justine.
Le regard des autres
Il reste beaucoup de sensibilisation à faire concernant la lactation induite, estime Justine qui est intervenante au JAG, un organisme LGBT+ qui dessert toute la Montérégie. Elle-même n’a pas toujours été comprise par son cercle social.
« Il y avait vraiment des craintes venant de notre entourage. Pour eux, c’était normal que ma conjointe allaite, mais, que moi je veuille tant que ça allaiter, ce n’était pas compris. Tranquillement, quand ils ont vu que l’enfant se développait bien, qu’il ne préférait pas un lait plus que l’ autre, les craintes se sont estompées. »
Justine a fait beaucoup de recherches avant de se lancer dans cette aventure. Elle recommande aux personnes qui veulent emprunter cette voie de s’informer auprès de la Coalition des Famille LGBT+. Cet organisme a d’ailleurs publié sur son site web un guide de lactation qui s’adresse à une pluralité de parents, que ce soit une mère adoptive, une mère lesbienne, un homme trans, une femme trans ou une personne non binaire. Le site de la Fondation canadienne de l’allaitement donne aussi de l’information sur ce traitement, ainsi que la Ligue La Leche.

Démarche mal connue
L’induction de la lactation sans qu’il y ait eu préalablement de grossesse ne permettra pas toujours une production de lait suffisante pour subvenir entièrement aux besoins d’un enfant. De plus, des effets secondaires, quoique rares, peuvent survenir avec la prise de ces médicaments. Pour ces raisons, il faut avoir le soutien du système de santé durant tout le processus. Mais les médecins ne sont pas tous familiers ou à l’aise avec cette démarche. « Dès que nous avons eu le test de grossesse positif, j’ai appelé mon médecin de famille. Clairement, il ne savait pas de quoi je parlais. C’est comme si je lui parlais en chinois! »
Quelques mois plus tard, elle a finalement trouvé une spécialiste, à son CLSC, qui a accepté de l’accompagner dans ce processus. La docteure l’a suivie tout au long du parcours, même durant l’allaitement, pour s’assurer que tout allait bien avec sa patiente et son enfant.
Justine croit qu’en général, le personnel médical devrait se garder mieux informé sur les réalités LGBT+. « On voit qu’il y en a qui sont à jour. Ils sont adéquats et ouverts d’esprit, même s’ils ne connaissent pas tout, comme les infirmières et la spécialiste qui m’ont suivie. Elles sont vraiment des perles rares qui sont là pour nous outiller ou au moins nous référer. Si ça s’était produit dès le départ, pour moi, le processus aurait commencé plus vite. »
Les deux amoureuses, qui sont ensemble depuis deux ans et demi, ont acheté une maison à Granby, récemment. Elles veulent d’autres enfants. Le prochain, c’est Justine qui le portera. « L’allaitement m’a permis de me sentir plus d’aplomb dans mon rôle de mère, ça m’a donné confiance. Ça m’apporte fierté et bonheur. »