« C’est moi qui risque d’aller en prison, alors tu vas faire ce que je te dis. » Des phrases comme celle-là, Joannie Blouin, travailleuse du sexe (TDS), en entend de plus en plus de la bouche de ses clients. Car depuis 2014, au Canada, les hommes et femmes qui ont recours à des services sexuels ou tiennent une conversation à cette fin s’exposent à une amende salée et à une peine d’emprisonnement de cinq ans.
La Loi C-36 sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation vise notamment à « protéger les personnes qui offrent leurs propres services sexuels moyennant rétribution et à réduire la demande de prostitution ainsi que son incidence. » Autrement dit, ce sont les clients, et non les TDS qui sont punis.
Sur le terrain, la réalité est loin d’être aussi rose. « Il est faux de penser que nous sommes davantage en sécurité, précise Joannie Blouin. À cause de cette loi, on doit tout faire plus rapidement. Comme on ne peut plus solliciter dans la rue, on doit vite monter dans la voiture des clients, sans avoir le temps de les cerner, d’émettre des conditions pour s’assurer de ne pas se mettre en danger. Les clients sont plus stressés. Ils peuvent devenir menaçants. »
Dans l’objectif d’éradiquer le proxénétisme, la loi interdit l’obtention d’un avantage matériel ou financier provenant de l’achat de services sexuels. Il est illégal pour un propriétaire, gérant ou employé d’une entreprise commerciale comme un club de danseuses, un salon de massage ou un service d’escortes, de récolter un bénéfice financier s’il y a une offre de services sexuels au sein de l’établissement.
« Ces dispositions pénales jouent un rôle majeur dans l’augmentation du risque et créent plus de problèmes que de bénéfices, soutient Lucie Lemonde, professeure au Département des services juridiques de l’UQAM. Les lieux où les TDS peuvent pratiquer sont plus restreints, ainsi que les dispositifs de surveillance qu’elles peuvent mettre en place pour réduire les dangers auxquels elles sont confrontées. Il devient difficile d’embaucher un chauffeur ou un garde du corps parce que celui-ci pourrait être accusé de proxénétisme. »
Pour la décriminalisation
Dans le camp des féministes pro-sexe, le travail du sexe est considéré comme un choix de métier légitime. Un grand nombre de travailleuses du sexe, d’organismes de défense et d’intervenants communautaires militent pour la décriminalisation complète de la prostitution, et pour son retrait du Code pénal.
« Il existe une confusion entre travail du sexe et exploitation sexuelle, souligne Maria Nengeh Mensah, professeure à l’École de travail social et à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM. À cause de tous les préjugés qui sont associés à ce métier – violence, drogues, pédophilie –, on a de la difficulté à imaginer que quelqu’un puisse le pratiquer par choix. On définit les TDS comme des personnes exploitées, qu’on doit remettre sur le droit chemin. »
Or, les pro-sexe souhaitent leur donner la liberté nécessaire pour assurer leur sécurité, et pour émettre des conditions dans un cadre consensuel. « C’est une question de dignité et d’égalité, martèle Cynthia Racine, responsable de la défense des droits des TDS au sein de l’organisme Projet L.U.N.E. Les travailleuses du sexe devraient pouvoir jouir des mêmes droits que n’importe qui. Elles ne sont pas des victimes, et elles sont capables de faire la différence entre le consentement et l’exploitation. »
Le consentement est indissociable de la notion de travail du sexe. Sa décriminalisation ne cautionnerait en aucun cas la traite, l’esclavage sexuel ou la prostitution juvénile, encadrés par le Code criminel. « Dans ces cas, on peut s’appuyer sur les lois pénales qui existent déjà. Il est déjà illégal d’agresser, de violer, de battre et de contraindre quelqu’un à travailler. Les mineurs continueraient bien sûr à être protégés. On n’a pas à inventer de nouvelles lois pour réglementer le milieu; celles qui existent suffisent amplement », fait remarquer Maria Nengeh Mensah.
Des préjugés tenaces
Le traitement spécial réservé par la loi aux travailleuses du sexe comporte plusieurs autres effets pervers. En raison de leur métier, elles sont souvent considérées comme des citoyennes de second ordre. « C’est très difficile de trouver un logement. Il faut carrément mentir, car les propriétaires ont le droit de refuser sous le prétexte de notre profession, explique Joannie Blouin. Mais ensuite, bonne chance pour accueillir des clients chez soi sans attirer l’attention des voisins avec les va-et-vient. »
Cette culture du secret s’applique à toutes les sphères de la société, ou presque. « Les médecins portent souvent des jugements négatifs et peinent à mettre en place un climat de confiance. Le travail du sexe est considéré comme dégradant. Certaines mères sont d’emblée dénoncées à la Direction de la protection de la jeunesse, même si elles ont toutes les compétences requises pour s’occuper de leurs enfants », affirme Cynthia Racine.
Les prostituées font parfois l’objet de harcèlement policier pour les faire quitter l’espace public. L’accès à l’emploi est aussi compliqué. « Si jamais les TDS veulent changer de métier, elles sont obligées de laisser un trou de 10-15 ans dans leur CV. Ce n’est jamais très vendeur auprès d’un employeur », poursuit Mme Racine.
Nouvelle-Zélande
Les opposants à la légalisation – les abolitionnistes – craignent qu’une trop grande permissivité n’augmente la pratique de la prostitution. Cette corrélation n’a pourtant pas encore été établie. La Nouvelle-Zélande est devenue le premier pays au monde, en juin 2003, à opter pour la voie de la décriminalisation. Le pays a entrepris des réformes législatives radicales et abrogé des lois centenaires interdisant le racolage, l’exploitation de bordels et la possibilité de vivre des produits de la prostitution.
Dans une étude réalisée en 2007, les chercheurs ont démontré que la réforme n’aurait pas eu d’effet visible sur le nombre de personnes qui intègrent l’industrie du sexe. En outre, 90 % des participantes à l’enquête se sentent plus libres de négocier le port du préservatif et de refuser des clients. Seuls 4 % d’entre elles ont déclaré avoir été victimes de pression pour œuvrer au sein de l’industrie. Enfin, plus de la moitié des personnes sondées se disaient plus disposées à signaler les actes de violence à la police et jugeaient que leurs relations avec cette dernière avaient connu une amélioration. Selon les intervenantes interviewées – toutes du camp des pro-sexe –, la Nouvelle-Zélande est le modèle à suivre.