La lecture exerce un charme tout particulier sur les prisonniers : elle leur offre une fenêtre unique sur le monde. On peut même dire que l’expérience carcérale a façonné la pensée occidentale, tant les penseurs et les auteurs sont nombreux à avoir goûté aux joies du cachot : Lahontan, Montaigne, Voltaire, Diderot, Rousseau, Beaumarchais, Sade, Céline, Mailer, Bukowski, Limonov, Gutierrez…
Cette relation peu banale entre la lecture et la détention accouche d’un genre spécifique : la littérature de prison. La majorité des livres sont signés par ou mettent en scène des prisonniers. Les titres sont innombrables. Le célèbre Au bagne, d’Albert Londres. Tocqueville, Dumas, Henri-Lévy comptent aussi parmi les auteurs qui ont écrit au sujet du milieu carcéral. Ici, on peut penser au film Le party, de Falardeau. En voici d’autres exemples notoires.
Dangereux système
Spécialiste en journalisme d’immersion, Ted Conover a inversé la pose habituelle en devenant gardien de prison dans le pénitencier américain Sing Sing, près de New York, pendant un an, avec tout ce que cela comporte de danger, simplement pour écrire un livre à ce sujet. Newjack : Guarding Sing Sing est formidablement réussi, comme presque tous les titres de cet auteur. « Personne ne considère les gardiens de prison comme des êtres humains », a-t-il souligné.
Le livre de Piper Kerman, quant à lui, relate les déboires d’une jeune femme aux prises avec un système carcéral voulant la broyer au nom d’une erreur de jeunesse, donne des frissons dans le dos et a inspiré une série télé populaire : Orange is the new black.
Toujours dans le registre des femmes en prison, le très réussi Mars Club de Rachel Kushner, où on peut lire cette pépite de sagesse carcérale : « Rester saint d’esprit, c’était l’essentiel. Et pour rester saint d’esprit, vous deviez vous forger une image de vous-même en qui vous puissiez croire. »
Évidemment, le Surveiller et punir de Foucault s’impose aussi comme un chef-d’œuvre de réflexion sur la vie en prison et ses effets sur la société en général. Selon Foucault, nous avons tous intégré dans notre vie un policier et un médecin qui nous surveillent et guident trop souvent notre conduite, sorte de « super surmoi sociétal ».
Objet de fascination
Les liens entre la littérature et la délinquance remontent aussi loin qu’au moyen âge, avec le poète rebelle François de Villon, qui écrit La ballade des pendus à l’ombre de la potence: « Frères humains qui après nous vivez / N’ayez vos cœurs contre nous endurcis ». On peut aussi penser au Satyricon de Pétrone, racontant les tribulations des marginaux et écrit au premier siècle de l’Empire romain.
Aujourd’hui, les récits de bandits abondent, surtout au cinéma américain où ce sont les films de la mafia italienne qui nourrissent l’imagination des scénaristes. Les parrains s’inspirent des films qui eux s’inspirent des parrains. Là aussi, il est question de prison. Le caïd Bugsy Mallone a échoué une audition, mû par l’espoir de jouer un rôle dans un long métrage hollywoodien.
Selon l’historien Antoine Lilti, la littérature et la criminalité ont progressé côte à côte au moment de la Révolution française. En effet, l’évolution du roman et de la biographie comme genres littéraires, au XVIIIe siècle, en parallèle avec celle des spectacles de théâtre et de danse, marquent la naissance de l’opinion publique, ne serait-ce qu’en donnant aux gens un sujet autour duquel échanger des opinions. Les histoires de délinquance vont alors alimenter la flamme révolutionnaire et donner le courage de la désobéissance aux fondateurs de la démocratie moderne.
De criminel à héros
En plus des biographies de gens célèbres, comme les grandes figures de la scène, le public naissant s’intéressait à la vie des brigands et des criminels. Dans Figures publiques, publié aux Éditons Fayard en 2014, Lilti donne l’exemple de Cartouche, arrêté et exécuté en 1721 par la police parisienne. Évadé entre le moment de son procès et de son exécution, il a été repris par ses geôliers.
« L’intérêt porté à Cartouche tenait en grande partie à l’action des autorités policières et à leurs efforts pour en construire une image entièrement négative, celle d’un dangereux chef de bande, maître du crime organisé. La population parisienne semble avoir réagi en inventant, à l’inverse, une figure positive de brigand généreux et courageux, redistribuant l’argent des riches et frondant la police. »
Des portraits de Cartouche ont été imprimés en Allemagne. Des pièces de théâtre racontant sa vie firent le tour de l’Europe. Même quand on le présentait comme un méchant sans scrupule, il suscitait l’intérêt, tant les gens avaient l’impression d’entrer en contact avec le sujet dont tout le monde parlait.
Cartouche crépitait. Sa popularité se nourrissait d’elle-même. Il était au cœur d’un tout nouveau phénomène médiatique qui n’avait pas fini de s’activer : la société du spectacle. On était à la racine de ce qui allait donner un film comme Natural born killers ou, plus inquiétant, celui autoproduit par un criminel en action, comme l’a fait Luka Rocco Magnotta, découpant sa victime en 2012.
Encore aujourd’hui, au Québec, les histoires de prison savent captiver les gens. Qu’on prenne pour exemple la populaire série Unité 9. Dans un monde violent, empli d’injustices et d’inégalités, le destin des rejetés de la société suscite rêverie, sympathie ou horreur. Enfin, y’a-t-il une meilleure place pour lire qu’à l’ombre? Trouver un peu de lumière dans les pages d’un bon bouquin pour s’évader de sa propre prison.
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[…] texte de Jean-Marc Beausoleil publié sur Reflet de Société | Dossier Société et […]