La pauvreté cachée des anglophones

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Traduction de l’anglais : Simon-Claude Gingras

L’image persistante des anglophones vivant dans les Cantons-de-l’Est est celle de richards terrés dans leurs manoirs d’où ils contrôlent l’économie du Québec. Voilà de quoi irriter ceux qui s’échinent à améliorer le sort d’une population pourtant devenue plus pauvre que ce que les stéréotypes suggèrent. 

Vivant à la campagne, sans voiture pour accéder aux services, plusieurs d’entre eux se trouvent isolés. En fait, les jeunes anglophones du Québec risquent davantage de demeurer sans emploi que leurs contreparties francophones (dans une proportion de 13.3% contre 9.8%), selon une étude récente du Community Health and Social Services Network, un organisme-cadre travaillant au profit des communautés anglophones du Québec. Selon cette même étude, le pourcentage de jeunes anglophones vivant dans la pauvreté est plus élevé que celui des francophones du même groupe d’âge. Malgré que les anglophones des régions s’en soient mieux tirés que les francophones durant les années 70, cette différence s’est estompée au fil des années.

Dans les Cantons-de-l’Est, le taux de chômage chez les anglophones est en général supérieur à celui des francophones, rapporte une étude de 2006 réalisée par la chercheuse Kalina Klimp et publiée par la Townshippers Association. Et il n’y a aucune raison de croire que la situation soit différente à l’heure actuelle. Le risque de se retrouver sans emploi est supérieur de 11% chez la population anglophone. Les statistiques chez la jeune population sont encore pires. Dans la tranche d’âge des 15-25 ans, le déficit des anglophones est de 31%.

« Nous connaissons le problème de cette communauté, affirme Rachel Hunting, directrice générale de la Townshippers’ Association. Il est important de parler à la communauté francophone, car elle a encore cette perception dépassée qui veut que les anglophones contrôlent l’économie. Mais en sillonnant certains secteurs anglophones de la région, on découvre des communautés qui ne vont pas très bien ».

L’organisation dirigée par Hunting représente les quelque 40 000 anglophones qui habitent les Cantons-de-l’Est, qui s’étendent entre les basses terres du St-Laurent et la frontière américaine, et vont de Granby au sud-ouest jusqu’à Drummondville au nord-est. « Quand des gens riches achètent des maisons secondaires dans la région, cela fausse les statistiques et affecte la perception que les francophones ont de la communauté », dit-elle.

Terry Loucks, de Fitch Bay, candidat au poste de conseiller à Stanstead, acquiesce: « La moindre bicoque trouve preneur. Je n’ai jamais vu autant de BMW de ma vie. Sur la petite route qui traverse mon village, on compte maintenant huit gîtes touristiques. »

À l’époque des loyalistes

Les Cantons-de-l’Est (Eastern Townships) ont d’abord été peuplés par des anglophones provenant des États-Unis et du Royaume-Uni. Ce sont les loyalistes, ces Américains restés fidèles à la Couronne britannique et qui, fuyant vers le Canada quand les États-Unis accèdent à l’indépendance en 1783, qui déferleront par vagues sur la région. À l’époque, on donnait à chacun d’entre eux 200 acres de terre.

En 1861, 90 000 locuteurs anglais y vivaient, comparativement à 60 000 à Montréal. De nos jours, un peu plus de 40 000 anglophones habitent les Cantons, selon le recensement de 2016. C’est 5.8% de la population régionale. Les Anglos sont concentrés dans deux secteurs : tout au long du corridor Cowansville-Knowlton, et dans un autre corridor s’étendant de Lennoxville, banlieue de Sherbrooke, jusqu’au village de Magog. À peu près 50% des habitants du village de Knolton sont descendants directs des premiers « colons », comme on les appelle.

Exode de la classe moyenne

Le manque de débouchés pour les jeunes de la région contraint souvent les plus qualifiés d’entre eux à migrer vers des endroits où leurs compétences seront davantage mises à profit. Ce qui a pour effet de scinder en deux groupes la population anglophone de Canton-de-l’Est: « les retraités surscolarisés, et les jeunes sous-éduqués de 18 à 35 ans, souligne Hunting. Nous n’avons ni de tranche d’âge médiane, ni de classe moyenne ».

Hunting impute la faute de ce gouffre démographique « à l’exode des anglophones des années 70 et 80 ». En effet, entre les années 70 et 2001, presque 600 000 anglophones ont quitté la province de Québec, dont la moitié avaient comme langue maternelle l’anglais, révèle le recensement. Les répondants ont invoqué comme raisons de ce départ les lois sur la langue, comme la Loi 101, ainsi que la menace de l’indépendantisme québécois.

Résultat : depuis 20 ans, les Anglos des Cantons-de-l’Est ont été plus pauvres et ont chômé davantage que leurs pendants francophones.

« Serrer les lèvres, se botter le derrière »

Dans les Canton-de-l’Est, davantage d’anglophones (40%) que de francophones (32.9%) ont gagné moins de 20 000 $ annuellement, selon le plus récent recensement (2016).

« Il n’y a qu’à se promener à la campagne pour y voir beaucoup de pauvreté, soutient un sociologue, résident des Cantons-de-l’Est, qui a voulu garder l’anonymat. Il y a des maisons décrépites où les gens vivent toujours. Et ils ne se plaignent pas. Ils ont cette approche anglophone : serrer les lèvres, se botter le derrière. »

Selon ce sociologue, « ces familles sont ici depuis des générations. Les familles de colons s’entremêlent… Ils proviennent d’une culture où l’on vit dans une cabane, on possède quelques poules. Si on leur demande comment ils s’en sortent, ils se croisent les bras et répondent que tout va bien. Même s’ils ne peuvent pas payer leur hypothèque. Ils font toute leur épicerie au dépanneur du coin en achetant des hot-dogs ».

Et les besoins n’en demeurent pas moins criants dans ce beau décor où la pauvreté demeure cachée. Sans voiture, la population pauvre est privée d’accès à des services « qu’un Montréalais trouve à quelques pas ou quelques stations de métro de chez lui », souligne le sociologue. Il fait aussi remarquer que plusieurs citadins ont quitté la ville au profit de la campagne depuis le début de la crise de la Covid-19, ce qui a entraîné une crise de l’immobilier avec une flambée des prix pour se loger.

Les travailleurs sociaux et autres intervenants de rue évoquent aussi les difficultés que rencontrent les Townshippers pour avoir accès dans leur langue aux services qu’ils requièrent, indique un rapport commandé par Heritage Canada publié en 2017 par le Youth Employment Services (YES) intitulé « Employment in the Québec Regions : Needs Assessment Study. » 

Résistance au français

La situation est semblable dans le reste du Québec rural. Selon l’étude du YES, « dans certaines régions rurales du Québec, ces groupes d’anglophones désavantagés défavorisés forment une communauté en quelque sorte marginalisée et laissée pour compte ».

Timothy Wisdom est directeur général de l’Association d’entraide en santé mentale L’Éveil Brome-Missisquoi, un organisme basé à Cowansville offrant des services psychosociaux dans les deux langues. Il affirme que certains anglophones des Cantons-de-l’Est « ne parlent pas un mot de français. Ils ne peuvent même pas travailler chez McDonald… ils peuvent trouver un emploi s’ils sont prêts à travailler dans un abattoir, à tuer des canards ». Il ajoute : « Parfois, c’est une question culturelle, on est vu comme un traître envers les nôtres si on parle français. »

Le directeur général accuse « les écoles anglophones » qui, selon lui, nuisent à leurs étudiants en ne leur enseignant pas assez la langue française. La vieille garde des Townships résiste au français. » Il y a « un énorme fossé » entre les deux communautés, observe-t-il.

Timothy Wisdom est britannique de naissance. Arrivé jeune au Québec, il a été contraint d’y fréquenter l’école française, facteur auquel il impute la fluidité de son bilinguisme. « Les Français ont décidé de vivre en français, et nous devons faire davantage d’efforts pour apprendre leur langue », croit-il.

Les affres de la pandémie

La pandémie a empiré les choses. Le Mouvement des chômeurs et des chômeuses de l’Estrie affirme que le nombre de sans-emploi a doublé depuis le début de la pandémie. Les anglophones ont encaissé le coup, déplore Rachel Hunting.

« La Covid a révélé au grand jour toutes les inégalités, dit-elle. Au sein de notre communauté, ceux qui avaient un emploi dans le secteur des services ont dû arrêter de travailler, puisqu’ils étaient parmi les plus exposés au virus. Ils ont été plus affectés que ceux qui pouvaient travailler de la maison. Davantage d’Anglos demandent de l’aide depuis le début de la pandémie. » Il est néanmoins difficile de dire quelle part de cet accroissement provient d’une meilleure connaissance, par la population, de la disponibilité des services.

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