Je suis née à Sainte-Foy à une autre époque, sous une autre armure, dans un autre monde. J’ai fait un long détour pour arriver jusqu’à moi. Un demi-siècle plus tard, je suis née une deuxième fois à Québec, sur la scène du Tam-Tam Café, dans le quartier Saint-Roch, à deux pas de chez Jos Dion. Je me suis avancée au micro, fardée, parfumée, paddée, vêtue de ma plus belle robe et de mes bijoux en toc, et j’ai dit : « Je suis venue pour tuer la honte. » Et la honte est morte ce soir-là.
Un texte de Pascale Cormier – Dossier Sexualité
La première fois que je suis née, j’étais un garçon. En tout cas, j’avais l’air d’en être un. C’est ce que le médecin a dit à mes parents : « Félicitations, vous avez un beau garçon. » Ils étaient contents! Pensez donc : leur premier enfant, et en plus, c’était un garçon.
C’était dans les premières années de la Révolution tranquille. Les idées sur l’éducation sentaient encore l’encens d’église. Dieu avait dit : « Tu seras un homme, mon fils. » Dans mon cas, il aurait aussi bien pu dire « ma fille ». Dieu se trompait parfois.
C’est drôle, je suis née deux fois à Québec mais je n’y ai jamais habité. Je n’avais pas six mois quand mes parents ont déménagé à Matane; j’avais huit ans quand on est partis vivre à Yaoundé, au Cameroun; et j’en avais treize quand on est rentrés au pays pour s’établir à Montréal, où j’ai vécu les pires et les plus belles années de ma vie.
Les trois premières, à notre retour d’Afrique, ont été de loin les plus atroces. J’allais à la polyvalente Lucien-Pagé, un énorme bunker où s’entassaient plus de deux mille élèves. J’avais un drôle d’accent, de drôles de manières, et j’étais bonne élève, polie, bien élevée, très appréciée des profs et de la direction : autrement dit, j’avais toutes les qualités requises pour se faire des amis à cet âge-là…
J’ai milité pour bien des causes dans ma vie, sauf pour celle qui me touchait de plus près. Il faut dire qu’à Matane, dans les années 1960, personne n’avait jamais entendu parler de dysphorie d’identité de genre ni de transidentité.
J’étais censée être un gars, et tout ce qu’on me répétait, c’est : « Fais un homme de toi ! Bats-toi comme un homme ! » J’ai fait de mon mieux, mais je n’étais pas taillée pour le rôle.
Plus tard, mes années de polyvalente m’ont fait comprendre que j’avais intérêt à dissimuler ma féminité si je voulais rester en vie. C’était comme ça, à l’époque : être gai ou transgenre, c’était vivre caché, dans la honte et la peur, et ça se terminait souvent par un suicide. Je salue toutes les personnes qui ont eu le courage de se lever, et d’affronter une société hostile et des lois injustes, pour que nous puissions vivre dans la dignité.
C’est grâce à elles si je suis vivante, aujourd’hui, et si je peux enfin m’assumer au grand jour.
Au début de la trentaine, j’ai déménagé à Hull où ma vie a pris un heureux tournant. J’y suis devenue traductrice, un métier qui m’a permis de gagner correctement ma pitance sans sortir de chez moi. Et surtout, j’y ai rencontré la mère de ma fille, avec qui j’ai vécu pendant treize ans. Nous nous sommes séparées depuis, mais voir grandir ma fille et m’occuper d’elle a été – et demeure – la plus grande joie de mon existence.
Elle a maintenant 20 ans, et nous sommes devenues les meilleures copines du monde. Quand je lui ai annoncé ma transition, il y a cinq ans, elle a très bien réagi. Elle n’a soulevé qu’une objection : elle ne voulait pas perdre son papa. J’ai acquiescé de grand cœur : après tout, quelle fille a besoin d’une deuxième maman ?
Nous magasinons souvent ensemble, elle et moi, et nous prenons un malin plaisir à regarder la tête des autres clientes quand elle me lance, à travers la porte d’une cabine d’essayage : « Et puis, papa, est-ce qu’elle te fait, la robe ? »
Avec tout ça, je ne vous ai pas encore raconté comment Rimbaud m’a sauvé la vie. À quatorze ans, alors que je touchais le fond du désespoir et que je comprenais de moins en moins qui j’étais, la poésie m’est apparue comme un miracle. Comme si les nuages s’étaient déchirés d’un coup pour laisser entrer la lumière.
Rimbaud, surtout, a été un vrai coup de foudre. Il écrivait :
« Je est un autre. » Je n’avais jamais rien lu d’aussi vrai, d’aussi profond, d’aussi sensé. Je ressentais tellement cette phrase !
Il me semblait qu’elle s’adressait directement à moi. Il écrivait aussi : « La vie est ailleurs. » Ça m’ouvrait une fenêtre sur l’espoir.
J’ai décidé à ce moment-là que je voulais « être poète », comme si c’était une identité en soi. Puisque je n’en avais aucune, je me suis accrochée à celle-là. Ça m’a donné un but, une raison d’être, une motivation pour continuer. Sauf qu’on ne peut pas tricher avec la poésie : avant d’être poète, il faut d’abord être quelqu’un, avoir une identité forte et assumée. C’est pourquoi, malgré ma passion dévorante pour cet art, j’ai mis tant d’années à trouver ma propre voix.
C’est seulement en amorçant ma transition, à cinquante ans, que j’ai cessé de vouloir «être poète» et que j’ai commencé à écrire des poèmes. J’ai publié mon premier recueil en 2014, et ça a été comme une troisième naissance. Je pouvais enfin dire qui j’étais vraiment.
Note aux lecteurs : ce texte est un discours prononcé par Pascal Cormier en 2017 dans le cadre du Kiss-in de la Fête arc-ciel de Québec.
En complément à Reflet de Société +
Le Chant des sirènes
Les sirènes sont cruelles
parce qu’elles n’ont pas de sexe
et moi je vis
sur le lit d’une ancienne mer
auprès d’épaves désertées
je serais une princesse
j’aurais une robe d’azur et de lumière
un reste d’avenir
des yeux pour me mirer
ai-je été ce garçon trop sage?
je m’en souviens à peine
j’habitais une théière
le ciel était si haut
plus j’étouffe le feu
plus il me dévore
je m’enfonce peu à peu dans ma chair
je m’avale par l’intérieur
de pierre en pierre
nuit après nuit
je ne trouve que cendres
et nulle part où aller
je n’ai que des reflets d’images
des ruines de châteaux
mon seul naufrage intime
je rêvais d’être belle.
[extrait de : La fille prodigue, poésie, Éditions de l’étoile de mer, 2014]
[…] texte de Pascale Cormier publié sur Reflet de Société – […]
[…] First seen in: Reflet de société, Vol. 27 no. 1, printemps (spring) 2019, pages 22-23. […]
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