C’est en ma qualité d’ex-détenu ayant passé plusieurs décennies en prison qu’on m’a demandé de parler de ce que peut signifier réintégrer la société après une si longue absence.
Traduction de l’anglais : Simon-Claude Gingras
La meilleure nouvelle jamais écrite à ce propos fut publiée en 1819 par le célèbre auteur de fables américain Washington Irving. L’action se situe dans la chaîne de montagne Catskill, au nord-est des États-Unis, à une distance raisonnable de Montréal en voiture, balade que je ne pourrai malheureusement plus jamais effectuer à cause de mon dossier criminel.
Rip Van Winkle, Hollandais un peu paresseux, habite un petit village montagnard, avant la Guerre d’indépendance américaine. Il aime se prélasser et dormir. Pour fuir les remontrances de sa femme, il part un jour en promenade dans la montagne, avec son chien.
Rip y fait la rencontre d’un groupe d’hommes barbus qui jouent aux quilles dans une cavité, à flanc de montagne. Ils l’invitent parmi eux et lui offrent à boire. À la suite de quoi Rip s’endort-il profondément, durant vingt ans. À son réveil, il regagne son village. Sa barbe est maintenant longue de plus d’un pied. Surplombant l’auberge, le panneau où se trouvait un portrait du roi George III affiche maintenant celui de George Washington. Rip proclame son allégeance à George III, ce qui s’avère être une mauvaise idée.
Il finit par être reconnu et on le présente alors à son fils, devenu homme. Il apprend que la plupart de ses amis sont morts durant la Guerre d’indépendance. Tout a changé, y compris lui-même, et c’est cette réalité qu’il apprendra lentement à apprivoiser. Lentement.
Changements
Sortir de prison ressemble à cela. Les amis ont disparu; la ville qu’on a connue est toujours là, quoique différente. Une certaine période d’adaptation s’impose. Marchant sur l’avenue Greene, à Westmount, où ma famille avait jadis une entreprise, j’aurais pu me croire dans une ville étrangère, tellement son apparence s’était transformée. J’avais pu reconnaître le Westmount Square, repère immuable dont je distinguais maintenant la silhouette à travers une forêt de spas et de restaurants branchés. Un grand nombre d’endroits de Montréal ont changé d’une façon presque inimaginable.
J’habite et travaille maintenant dans l’Est, qui m’avait toujours été étranger jusque-là. C’est comme s’établir dans une ville inconnue.
Ce bon vieux Rip, lui, n’avait pas eu à négocier avec les téléphones cellulaires, qui constituent le plus grand changement auquel je doive m’habituer. Tant de codes et de chiffres, sans parler du nombre incalculable de procédures à apprendre et à suivre. En prison, il y a la télé, et on peut y voir des téléphones cellulaires, mais si on parvient à en utiliser un malgré leur interdiction, c’est un aller simple garanti vers le pénitencier à sécurité maximum.
Lorsque j’ai été libéré, le premier cadeau que j’ai reçu, des mains de quelque bon samaritain, a été un téléphone cellulaire. En prison, j’avais un ordinateur Dell de plus de vingt ans qui m’avait été acheté juste avant que cela ne devienne illégal. J’étais donc familier avec l’interface d’un ordinateur. Ce qui était nouveau, c’est l’écran tactile. Ils sont particulièrement faciles à utiliser. Mes inquiétudes se sont rapidement dissipées.
Mais je vis dans l’angoisse mortelle de perdre mon cell, de l’endommager ou de me le faire voler. Ma vie entière est contenue dans ce petit objet noir. Je détiens un emploi chez un éditeur, et tout se fait de façon électronique, de nos jours. La machine à écrire qui m’a accompagné durant mes années d’université et le téléphone à cadran que j’utilisais ont disparu depuis longtemps.
Les rencontres Zoom sont une nouveauté pour tout le monde, j’imagine, mais elles ne posent pas de problème pour moi. C’est comme parler aux gens qui apparaissent à la télé. En prison, on passe énormément de temps devant la télé. Et les salles de visites sont pourvues d’énormes écrans à l’aide desquels il est possible de parler à des visiteurs virtuels via Skype. Je me branche maintenant à Zoom plusieurs fois par semaine. Je participe à des rencontres en douze étapes avec des Néo-Zélandais. Ils discutent des mêmes préoccupations que celles qui nous occupent ici. Le monde est devenu très petit.
S’il m’arrive de voir des visages familiers du passé, c’est à la télé ou lors de réunions Zoom. Ils ont vieilli. Dans mes souvenirs, ces personnes ont le même âge qu’au moment de notre dernière rencontre et, bien souvent, voir combien elles ont changé me stupéfait.
Cesser d’exister
À la suite d’une longue absence, on arrête d’exister aux yeux de plusieurs agences fédérales ou provinciales. Il faut pratiquement donner un électrochoc à sa vie afin qu’elle reparte.
La prison, c’est facile. On vous donne un numéro. Le système s’occupe de tout à votre place. On vous donne un lit, vous êtes logé, nourri. Si vous avez besoin de jeans, vous n’avez qu’à en faire la demande, et ils apparaîtront à votre porte. On vous procure une brosse à dents, du dentifrice, du savon et des rasoirs une fois par semaine, si vous le désirez. En ce qui concerne les soins de santé, tout particulièrement pendant la pandémie, les détenus ont accès à un médecin sur les lieux.
On pourvoit absolument tout, de la chirurgie aux tests de Covid en passant par les radiographies. Vous êtes isolés du monde, mais, au fond, qui peut vous manquer si tout vous est fourni? Au contraire, lorsque vous quittez ce milieu clos et rébarbatif qu’est la prison, vous devez faire les choses vous-même.
On vous donne une carte d’identité arborant votre photo, stipulant que vous êtes détenu fédéral libéré sous conditions. Et les Services correctionnels du Canada excellent à convaincre les détenus de faire une demande de carte d’assurance-maladie avant d’être relâchés. Cette carte est absolument nécessaire, autant pour accéder à des soins de santé que pour servir de preuve d’identité dans toutes les autres démarches que vous devez accomplir pour rétablir celle-ci.
Sept ans, puis la dormance
Saviez-vous, par exemple, que si vous ne vous êtes pas servi de votre numéro d’assurance sociale (NAS) pendant sept ans, il entre en dormance? C’est à vous de le réactiver. Même Revenu Canada, qui pourtant veut votre argent, ne vous reconnaîtra pas comme un véritable être humain si vous ne possédez pas de NAS actif. Pour ouvrir un compte de banque, il faut non seulement un acte de naissance, mais deux pièces d’identité, et la plupart des banques n’accordent pas de validité à la carte de détenu en liberté conditionnelle. Obtenir un acte de naissance de la province de Québec peut prendre plus d’un mois et il en coûtera 50$ au demandeur.
Ce même acte de naissance est aussi exigé pour réactiver votre numéro d’assurance sociale. Chacun naît avec un NAS et le conserve toute sa vie. Muni dudit acte et de votre carte d’assurance-maladie, il faut vous rendre jusqu’aux bureaux d’une agence fédérale, comme ceux du Complexe Guy-Favreau, au centre-ville de Montréal. Vous devez prendre rendez-vous avec un fonctionnaire qui vous aidera dans vos démarches jusqu’à la réactivation de votre NAS. Heureusement, le Complexe Guy-Favreau, qui abrite une multitude d’agences fédérales, est très bien organisé et le fonctionnaire que j’y ai rencontré m’a été d’une grande aide.
Mais, l’espace étant très restreint en prison, devoir négocier avec des aires ouvertes de la taille de Guy-Favreau ou même d’un centre d’achats peut constituer un défi.
Cela m’a pris plusieurs semaines pour m’habituer à déambuler dans une grande surface au plafond surélevé au milieu de gens affairés allant dans toutes les directions.
Devoir me déplacer ici et là pour mettre de l’ordre dans ma vie m’a fait développer un certain respect pour le transport en commun. Même si cela me semble encore un peu étrange de vaquer à mes occupations sans supervision. En prison, il y a des caméras partout. On se sent constamment observé, pour le meilleur et pour le pire. La sensation de ne plus être sans cesse surveillé me déroute encore.
La naissance de l’aube
Heureusement pour Rip, sa fille devenue adulte le prend chez elle, ce qui lui permet de retourner aux habitudes de sa vie d’antan, faites de longues siestes et de farniente. Si seulement j’avais une fille adulte.
On vous incite, une fois sorti, à trouver un travail et en plus, des activités. En maison de transition, on ne veut pas vous voir traîner toute la journée, ce à quoi la prison vous entraîne avec beaucoup, beaucoup d’efficacité.
Vous devez oublier tout votre entraînement de détenu et vous remettre à vous activer. Chaque matin est difficile. En prison, notre accès principal au monde extérieur tient au courrier et aux appels téléphoniques. Nous achetons des timbres et des enveloppes, puis nous écrivons des lettres à la main, comme jadis. J’allais relever mon courrier chaque jour pour voir si une lettre était arrivée en provenance de mes amis épistolaires du dehors, dont plusieurs m’ont dit que j’étais la seule personne à qui ils écrivaient des lettres.
Plus personne n’écrit de lettres. Tout le monde s’est converti aux courriels et aux textos. Je texte mon agent de probation, il me texte en retour. Plusieurs préfèrent ce mode de communication au téléphone.
Je n’arrive pas à m’y habituer.
J’ai eu beaucoup de rattrapage à faire lorsque j’ai été libéré. Je commence à peine, à force d’essais et d’erreurs, à appréhender la façon de me servir d’un téléphone cellulaire.
Il n’y a rien de tel que le monde extérieur pour vous donner le sens des responsabilités. Personne ne peut se permettre d’être bête pour évoluer avec succès dans la société d’aujourd’hui, telle que l’a transformée le téléphone cellulaire, ne serait-ce qu’à cause de la quantité étourdissante d’habiletés à maîtriser, sans parler des codes et des mots de passe. Le monde d’aujourd’hui me coupe encore le souffle.
[…] texte de Colin McGregor publié pour les abonnés de Reflet de Société. Un abonnement à Reflet de Société soutient notre intervention auprès des […]
[…] First seen on the Reflet de Société website February 25, 2022 […]