Par Zoé Saurais Empereur | Dossier Santé mentale
Notre image nous colle plus que jamais à la peau, au regard, au cerveau. Combien de miroirs, de caméras, de retours d’écran, de photographies nous renvoient dans le détail au reflet de nous-mêmes.
Pour les plus jeunes générations – les plus branchées – combien de temps passé à s’observer, joliment déformé par un filtre Instagram ou Snapchat.
Combien de temps passé à nourrir l’idée de ce que nous pourrions être, une fois lissé, gommé, botoxé.
À cette heure de modernité où l’apparence est à son paroxysme, combien de gens vivent avec le mal-être de se sentir laid, et combien autour d’eux s’en servent à leur avantage.
Les demandes pour avoir recours à une opération chirurgicale, sinon à une « médecine esthétique », ne cessent de se démocratiser et de s’accroître. Les jeunes gens débarquent en consultation avec une photo d’eux retouchée par un filtre en guise de modèle.
Les avancées technologiques permettent aujourd’hui des opérations dites temporaires, ce qui rassure le client, alors défait des craintes accompagnant généralement l’idée d’un acte irréversible.
Il y a ceux qui souffrent d’amour propre et/ou de narcissisme (noyés dans un reflet pourtant tellement méprisé), et en parallèle ceux qui s’enrichissent sur leur pauvre et lucrative vision de la réalité.
Ce qui me chagrine, au-delà des méfaits que cette industrie engendre sur les corps et les cœurs, c’est la détresse ressentie par les gens persuadés qu’il leur faut payer et se travestir pour accéder à la beauté, pour en avoir une part.
L’idée d’une beauté aseptisée, symétrique, universelle, se place comme l’exact inverse de mon rapport à la beauté.
Mon visage mon vécu
Je vais m’appuyer sur mon expérience. Je n’ai pas eu conscience de mon physique jusqu’à ce que le monde extérieur ne me ramène verbalement à mon image.
J’avais treize ans, le visage empâté par la vigueur de l’âge avec au centre un nez qui n’avait pas fini de grandir, le tout posé sur un corps tantôt svelte tantôt potelé, si cela est possible. Les formes féminines attendues à la puberté ne se présentaient pas ; j’étais grande, froide et informe.
C’est à cet âge que j’ai reçu pour la première fois des insultes humiliantes, jetées cruellement au milieu d’une foule faite de prépubères apathiques.
D’abord, c’était seulement à l’école, là où il suffit d’un surnom pour être condamné jusqu’à la fin. Les élèves hilares se passent le mot, dès lors, le surnommé se sait cuit, fait comme un rat jusqu’à sa graduation.
Et puis, ça a commencé dans la rue. Je marchais seule et essuyais des commentaires, au début, je n’étais même pas en mesure de le croire.
Un soir une bande de garçons s’avance, l’un d’eux en riant me demande s’il peut me toucher la pointe du nez ; une autre fois une voiture s’arrête et me klaxonne fenêtre baissée tout en proférant des insultes et des moqueries ; un après-midi c’est quelqu’un sur le trottoir d’en face qui mime son nez s’allonger tout en fixant ma peine, mon air déconfit. Il m’est arrivé d’être accompagnée lors de ces incidents, à ma plus grande joie, puisque mon histoire est parfois dure à concevoir.
Tout cela a engendré chez moi une tristesse ainsi qu’une colère profondes, j’avais la haine contre le monde et la gratuité de sa méchanceté, la haine contre moi et ma laideur alors présumée, et enfin la haine contre mes parents de m’avoir engendrée de la sorte. À la maison, je hurlais contre ma mère, lui promettant qu’un jour, à ma majorité, je me ferais tout refaire, et deviendrais aimable, enviable même.
Plus j’acceptais intimement leurs insultes, plus mon rapport à mon image se détériorait, et, plus mon mal-être était grand, plus il se ressentait. Il était comme palpable, et les gens venimeux l’attrapaient comme une balle en plein vol. Quelque part, je leur fournissais du mazout.
Réflexions
Et puis ma réflexion a divergé. À force d’observer mes malfaiteurs et leurs manières, c’est eux qui m’ont paru méprisables. C’est donc pour des gens méprisés que j’allais payer pour qu’on me rabote, pour qu’on me brise l’os qui détermine pourtant ma force et mon caractère. J’ai changé d’avis. J’ai fait une chirurgie, oui, mais c’est mon regard que j’ai passé au bistouri.
Déjà, je suis allée chercher les images d’individus présentant les mêmes traits que les miens. Serge Gainsbourg par évidence fut le premier, mais il y avait aussi cette actrice française Camille Cottin, ou plus américaine Sarah Jessica Parker, ou plus espagnole Rossy De Palma, sinon la chanteuse Barbara Streisand ; tous étaient tout autant de grands phénomènes pour moi, sources d’inspiration et de beauté sans fond qui me subjuguaient et qui surtout, me consolaient. Si je leur trouvais un charme incontestable malgré la grandiloquence de leurs traits, pourquoi donc n’étais-je pas en mesure de me trouver le même ?
Je me regardais dans la glace avec bienveillance, sous tous les angles, et répétais à mon cerveau que c’était ça, aussi, le beau. À force de rigueur, de croire en la force de ce processus, j’y ai cru. Je me suis trouvée belle, parce que j’ai choisi d’être là pour moi et de me soutenir ; de venir flatter, mettre en avant ce physique que mon âme a choisi pour s’exprimer, se présenter au monde et naviguer en son sein.
Je n’aurais pas pu banaliser mon expérience à l’école en la ramenant sur le tas des expériences communes, oui on se fait tous charrier et bafouer à ces âges, mais cela dépassait l’enceinte de l’établissement scolaire, de l’âge et des violences dites communes, malheureusement tolérées. C’étaient des gens qui ne me connaissaient pas, qui me croisaient, qui n’avaient pas le plaisir de me voir humiliée le reste du temps. C’était dans la rue, gratuit, imprévisible et constant. Et un jour, plus rien.
Nouveau regard nouveaux rêves
À partir d’un jour que je ne pourrais précisément dater, les insultes ont bel et bien cessé. La transition fut si claire qu’elle me choqua presque, puisque rien n’avait visiblement changé à l’extérieur. Il s’agissait bien de la même ville, des mêmes citadins, de la même jeune femme, et du même nez. Je me suis interrogée longtemps, pour ne pas dire questionnez …
Le constat est tombé comme une évidence. Ce qui avait changé, et qui avait donc changé le monde, c’était mon intérieur. La violence des gens m’a forcé à réparer celle que je m’infligeais sans même le savoir. Inconsciemment, j’allais quêter aux autres ce que je pensais alors mériter : des injures, de l’affront… du rejet.
À force de m’affirmer, et de m’aimer, à force de me répéter que j’étais valide par naissance et que je n’avais pas pour ça à payer une industrie qui jouissait de ma désolation, j’ai manifesté ma lumière.
Il y a des gens sauvages au-dehors, des gens blessés pour qui les individus foulés dans leur confiance sont une source de purge, de catharsis. Ils vengent leur violence, l’assouvissent en punissant ceux qui comme eux ont mal, mais qui contrairement à eux l’expriment par les pores. Cependant ces gens-là ne sont pas intéressés ni stimulés par la lumière ; ceux qui sont stables en dedans sont de mauvais jouets, puisque trop indifférents aux commentaires du monde. Il n’y avait plus assez à torturer chez moi, je n’étais plus une bonne cible.
La valeur de ce cheminement est pour moi magistrale, en ce qu’elle témoigne de la force de nos positionnements intérieurs et de leurs influences sur l’extérieur. En ce qu’elle est la preuve que oui, quelque part, nous façonnons notre réalité en nourrissant des croyances plus ou moins douces ou délétères.
Je témoigne car j’ai failli, j’ai eu ces pensées et ce désir de tout refaire, qui se sont naturellement évanouis lorsque je me suis reconnectée à ma source.
Je défends cela car c’est un cheminement d’amour, d’amour pour soi, d’amour pour ce qui est, d’amour contre la violence qu’on nous invite à croire et donc à nourrir, à engendrer.
Je défends cela car la beauté qu’autorise la diversité est transcendantale, puissante ; que le plastique pollue déjà nos océans, nos îles, nos rivières, et que nous n’avons pas à nous en enduire pour exprimer la sensibilité de nos joliesses profondes ; comme nous n’avons pas à casser nos os, raboter nos côtes, déplacer nos organes. Tout ce processus implique de la casse et du chimique, tout ce processus insinue que ce qui est n’est pas suffisant. Nous sommes suffisants, la vie place les choses avec une subtilité que l’homme n’est pas en mesure d’égaler. Aimons-nous ainsi, le travail – certes chronophage et parfois fastidieux – en vaut la peine.
« tu es belle
tel un sourire ivre
ravissante sur la rive
de tes imperfections
je t’épouse
épouse toi ton visage
ne connaît pas de manquement »
– BlasFemme, aux Éditions TNT
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