Au 19e siècle, une population grandissante et diversifiée fourmille dans les rues de la ville de Québec. Les activités commerciales se multiplient grâce au port, qui devient un point de chute important. Les matelots et les militaires britanniques y sont omniprésents. Les Irlandais fuyant la famine arrivent en masse. De nombreux paysans viennent pour y vendre leurs produits ou pour travailler dans les manufactures de la Basse-Ville.
Les femmes ne sont pas en reste. En 1870, elles sont plus nombreuses que les hommes dans la Vieille Capitale, qui à cette époque compte environ 60 000 habitants. Plusieurs d’entre elles ont quitté leur patelin dans l’espoir d’être couturières ou domestiques en ville. Le commerce du sexe est en effervescence. Dès la tombée du jour, une faune nocturne s’anime, en quête de divertissements, d’alcool et de luxure. Pendant que plusieurs trouvent réconfort dans les bordels, d’autres suivent jusque dans les recoins des remparts la flamme errante d’une prostituée de rue.
La bourgeoisie tente de maintes façons de cacher ce fléau et de le repousser dans les quartiers ouvriers à l’extérieur des murs et loin du port. En 1865, le conseiller Langlois fait état de plus de 600 maisons de débauche, principalement situées dans le faubourg Saint-Jean-Baptiste et dans Saint-Roch. C’est du moins ce qu’on apprend dans Luxure et ivrognerie, un circuit thématique élaboré par les services historiques Six-Associés et publié par les éditions du Septentrion.
Malgré les efforts politiques pour éloigner les bordels de la haute société, des maisons closes subsistent dans le quartier Champlain où la consommation d’alcool est très élevée. L’ivrognerie bat des records dans ce quartier portuaire qui, à son apogée, compte une centaine de cabarets. L’alcoolisme fait des ravages et les prostituées n’y échappent pas. À la suite de la création de la Confédération canadienne, les hommes de la garnison britannique – clients assidus des bordels – quittent Québec en 1871.
La prostitution demeure une industrie florissante, peu réglementée, jusqu’à son interdiction complète en 1913, écrit Réjean Lemoine dans Maisons mal famées et prostitution : de la tolérance à l’interdiction. Plus Québec s’urbanise, plus le commerce du sexe devient lucratif et prospère, sauf pour les filles qui pratiquent ce métier.
Fille de rue, fille de bordel
Au 19e siècle, les prostituées travaillent soit dans les bordels, soit dans la rue. Certaines font les deux, sans être rattachées officiellement à un établissement particulier. En général, celles qui exercent leur métier dans la rue sont plus âgées. Elles ont de 30 à 40 ans, et des fois bien plus.
Toutes sont exposées à la violence, la maladie et la dépendance à l’alcool. Les pensionnaires de bordel sont quelque peu protégées par les tenancières en échange d’une partie de leurs revenus. Particulièrement vulnérables, les prostituées de rue déambulent en petits groupes. Elles se tiennent souvent près du port ou près des portes des fortifications, dans les recoins sombres. Certaines d’entre elles entraînent leurs clients jusque dans les boisés des plaines d’Abraham. Ensuite, elles dorment dans des édifices abandonnés.
La majorité des bordels sont tenus par des femmes. Les prostituées et les tenancières sont pour la plupart Canadiennes-Françaises ou Irlandaises issues de milieux pauvres et marginalisés. Ces informations se trouvent dans les documents de cour de l’époque.
Le coin flambant
Le commerce du sexe est particulièrement accessible dans le faubourg Saint-Jean-Baptiste. Au milieu du 19e siècle, selon Donald Fyson, professeur au département des Sciences historiques de l’Université Laval, il y a un bordel – ou bien plus – sur la plupart des rues principales du faubourg. De 1880 à 1905, près des trois quarts des descentes dans les bordels de Québec ont lieu dans ce quartier.
Au fil du siècle, les maisons closes se concentrent de plus en plus dans le « coin flambant », dont l’épicentre est la rue Richmond (aujourd’hui Lavigueur), près de Badelard. Dans ce secteur, la prostitution bénéficie d’une indulgence frisant la protection, estiment les résidents exaspérés. Plaintes et pétitions sont envoyées régulièrement à l’administration municipale. Même qu’à plusieurs reprises, des citoyens s’attaquent directement aux établissements « mal famés ».
La « côte de la Négresse »
La prostitution est à ce point omniprésente qu’elle influence la toponymie du quartier : le nom d’une rue fait référence à une tenancière. Il s’agit de l’ancienne « côte de la Négresse » aujourd’hui appelée côte Badelard.
« Autrefois dénommée côte de la Négresse, la côte Badelard menait de Saint-Roch à une partie du quartier de Saint-Jean-Baptiste surnommée le coin flambant en raison de la prostitution et du proxénétisme qui y fleurissaient au début 19e siècle. Selon toute vraisemblance, une tenancière de race noire résidait juste au coin de la rue Richmond, aujourd’hui rue Lavigueur ». – Site de la Ville de Québec.
Ce nom apparaît pour la première fois sur les cartes de Québec autour de 1858. À partir de 1864, des résidents se plaignent de l’état de la voie et de la dangerosité des lieux. Rénovée à maintes reprises, cette voie existe toujours, mais n’est pas accessible aux automobiles. Son nom a été changé en 1921, pour honorer la mémoire de l’officier et chirurgien Philippe-Louis-François Badelard.
Règlements et répression
La Ville met finalement en place en 1866 le « règlement 206 concernant les maisons de prostitution, mal famées, déréglées ou réputées telles ». Ces établissements sont désormais interdits près des lieux de culte ou des écoles. Leurs fenêtres doivent être entièrement recouvertes. Aucune sollicitation sur la rue ni dans l’embrasure des portes ne sera permise. Les propriétaires sont responsables du comportement de leurs filles. La loi prévoit des amendes de 100$ et des sentences d’emprisonnement aux tenancières délinquantes.
À partir de 1870, les prostituées de rue n’ont plus le droit de flâner, de s’amuser, d’interpeller les passants, dans aucun lieu public de la ville. Celles qui sont prises en défaut sont envoyées à la nouvelle prison commune de Québec. Situé sur l’actuelle Chaussée des Écossais dans le Vieux-Québec, cet édifice construit entre 1808 et 1813 abrite aujourd’hui le Morrin Centre. À l’époque, les citoyens de ce quartier huppé avaient très mal accueilli ce pénitencier qu’ils trouvaient odieux. Ils s’en étaient plaints jusqu’à sa fermeture en 1867.
Débauchée, désœuvrée et déréglée
La plupart des prostituées de rue incarcérées sont des récidivistes ou « criminelles d’habitude ». Souvent, elles ne peuvent pas payer les amendes de 1$ à 10$ qui leur sont remises. Elles sont emprisonnées dans l’édifice destiné aux femmes, construit dans la cour arrière. Il s’agit d’ailleurs de la première prison pour femmes au Québec et probablement en Amérique du Nord britannique, nous explique Donald Fyson dans Étagères et barreaux de fer.
« Débauchée, désœuvrée et déréglée » est le délit fourre-tout pour lequel elles sont le plus souvent arrêtées. En hiver, en 1860, plus de la moitié des prisonnières sont incarcérées sur une base volontaire, explique Donald Fyson. La prison tient lieu en quelque sorte de service social où les prostituées errantes et malades peuvent se refaire une santé et même accoucher. Au moins huit récidivistes y ont été incarcérées 100 fois ou plus.
En 1850, l’asile Sainte-Madeleine est créé dans le faubourg Saint-Jean, par les Sœurs du Bon Pasteur, pour venir en aide aux « prostituées repentantes ». Pendant 50 ans, les religieuses accueillent jusqu’à 4000 femmes de la rue. Au début du 20e siècle, le clergé qui veut en finir avec la débauche soumet une pétition de 500 noms à la Ville. En 1913, la prostitution est interdite sur tout le territoire. Les bordels se déplacent alors vers la banlieue.