Lorsqu’on a été agressée par son père, vendue par sa propre mère, difficile de dire que la prostitution est un choix. C’est, plutôt, une continuité. D’après le Conseil du statut de la femme, pas moins de 80 % des personnes prostituées ont connu leurs premières expériences d’exploitation sexuelle à l’adolescence. D’où la grande difficulté de s’en sortir à l’âge adulte.
« Lorsque j’étais enfant, il y avait de la maltraitance, nous étions laissés à nous-mêmes. Ma mère s’est arrangée pour que je me fasse violer plusieurs fois. Dès que j’ai eu 13 ans, elle a commencé à me trouver des clients. On était une famille ben ben pauvre. Ça faisait un peu d’argent. À 16 ans, je me suis tannée et je suis allée danser dans les bars. Je me prostituais pareil, mais c’était une façon de fuir la maison et, au moins, je gardais l’argent pour moi. »
C’est l’histoire de Johanne, 58 ans. Des parcours de vie semblables, on en voit plusieurs à la Maison de Marthe – un organisme situé à Québec – qui aide les femmes à s’extirper de la prostitution. : les mêmes facteurs sont souvent présents chez les travailleuses du sexe.
L’engrenage
Cette réalité a été documentée par la fondatrice de La Maison de Marthe, l’anthropologue Rose Dufour, dans l’ouvrage Je vous salue… Le point zéro de la prostitution. Les différents facteurs, interreliés, qui ont entraîné le glissement d’une personne vers le travail du sexe, sont aussi des obstacles pour s’en sortir. « Par exemple, elle va consommer, mais ensuite, elle devient dépendante et elle a besoin d’argent pour payer sa consommation », explique Corinne Vézeau, co-coordonnatrice d’intervention et de projet à la Maison de Marthe.
Aussi, la pauvreté du milieu familial – à différents niveaux – ne lui aura souvent pas permis d’étudier. « Avec ces années loin des bancs d’école et du marché du travail, ces personnes ont de la difficulté à se trouver un emploi, ajoute-t-elle. Or, l’aide de dernier recours n’est pas suffisante pour survivre. C’est pourquoi se sortir de la prostitution constitue un chemin rempli d’allers-retours. »
Pour faciliter le processus, la Maison de Marthe offrira bientôt un volet hébergement. « Les femmes que nous aidons sont en mode survie, affirme Corinne Vézeau. Leurs conditions de vie sont tellement précaires que nous passons énormément de temps à essayer de combler leurs besoins de base. Souvent, nous n’arrivons même pas à travailler sur leur projet de vie. Avoir un lieu sécuritaire où elles pourront se déposer et où leurs besoins de base seront comblés facilitera le travail de reconstruction. »
La vie après
C’est à la mort du père de sa fille que Johanne a voulu arrêter de consommer et de se prostituer. Elle avait 40 ans et sa fille, neuf. Après une période d’abstinence de 10 ans, elle est retombée. À 53 ans, elle est finalement arrivée à la Maison de Marthe.
« Ça a été une grande aventure, mais j’étais prête, raconte-t-elle. J’ai fait mon histoire de vie. J’ai déprogrammé mes fausses croyances. J’ai vécu les émotions que j’avais enfouies. J’ai frappé sur un punching bag, j’ai braillé, j’ai sacré, je me suis construit de nouvelles croyances. Je me suis fait de nouveaux amis. J’ai comme un nouveau GPS à l’intérieur et quand ça fait yark, ça fait yark. »
Pour réaliser ce travail sur soi, la Maison de Marthe organise différents ateliers, notamment, de recorporalisation. « Avec tous les traumatismes qu’elles ont vécus, ces femmes deviennent extrêmement dissociées de leur corps, de leur ressenti, explique Corinne Vézeau. Dans ces ateliers où on leur fait solliciter toutes sortes de sens, beaucoup de choses remontent. Nous leur donnons des outils simples, comme la respiration et le dessin, pour gérer leurs émotions. »
Réapprivoiser le sexe
Pour Jeannette Wood’s, 63 ans, les émotions et la sexualité demeurent compliquées. « Moi, je pensais que la prostitution ne m’avait pas fait de tort, affirme-t-elle. C’était comme entrer à la shop. J’avais une job à faire et plus vite je la faisais, plus vite j’étais libre. Je ne mettais pas d’émotions là-dedans. Maintenant, j’essaye de me reconnecter, mais je n’y arrive pas. Et j’ai beau essayer de me laisser aller, d’avoir du plaisir avec mon ami, ça ne marche pas. »
Il faut dire que la sexagénaire arrive de loin. La drogue, la rue, les piaules – ces endroits qui roulent 24/24 où l’on achète, consomme de la dope et où l’on reçoit des clients pour se la payer –elle a connu tout ça. Comment en arrive-t-on là?
« Je suis devenue danseuse à 21 ans. C’était comme normal pour moi d’aller vers ça. J’ai toujours pensé que j’étais sale. Mon père me touchait. Je me rappelais certaines fois, quand j’avais 11 ans. Mais, en thérapie, je me suis souvenue de choses qui se sont passées quand j’étais encore plus jeune. Je ne voulais jamais rester seule avec lui. »
La vie après
Jeannette n’a jamais recommencé à travailler après avoir quitté le milieu de la prostitution. « J’ai une 10e année. Et puis, pognée dans la drogue, je pouvais passer trois jours debout. Ça épuise. » Désormais sobre, elle a envie d’écrire un livre pour aider d’autres prostituées.
Quant à Johanne, elle se considère maintenant comme guérie. « Je suis une survivante de la prostitution. J’en suis sortie depuis quatre ans. J’ai repris le contrôle de ma vie. J’ai un loft et je travaille dans le milieu de la santé. Mais, je ne travaille pas beaucoup. Ma priorité, c’est de m’occuper de moi. »
La Maison de Marthe a reçu une subvention de 950 000 $ du ministère des Femmes et de l’Égalité des genres pour ajouter le volet hébergement à son offre de services. Si les travaux se déroulent comme prévu, six chambres seront disponibles dès l’automne.
Le projet a été coconstruit avec des bénéficiaires des services et avec des partenaires du milieu universitaire. Le ministère fédéral doit ensuite créer une plateforme de partage des savoirs pour que ces initiatives puissent être reproduites ailleurs au pays.