L’humidité s’élève en vagues de la rivière des Prairies. Comme les insectes, je le constate, qui mordillent lentement ma jambe, présences grises et furtives dans la lumière basse en fin d’après-midi.
Un texte de Colin McGregor, Centre fédéral de Formation – Laval – Dossier Chronique d’un prisonnier
Là où je suis assis, à la limite du terrain de football, je ne peux pas voir la rivière, ses bateaux de plaisance et ses habitations aux allures de chalets longeant la rive opposée. Je l’ai vue une fois, cette semaine, de la fenêtre d’un des édifices de la prison. Par-delà la rive, au loin: la tour du stade olympique. La Tour penchée du maire Drapeau. Et sur la droite, en tendant le cou, les monticules jumeaux de roche volcanique où j’ai grandi, surmontés de la tour de transmission, maintenant désuète, de Radio-Canada.
Je voyage constamment, en pensée, vers ces collines surbaissées. Je communique avec ses habitants. Mais je n’y ai pas mis les pieds depuis bien longtemps. Lors de mes promenades quotidiennes entre la cellule où j’habite et l’école de la prison où je travaille, ma vue de la rivière, du stade et du mont Royal est obstruée par un haut mur de pierre.
Je dois me rappeler que je suis en sécurité minimale – et que j’ai fait un pas de plus vers la liberté.
Certains de mes voisins quittent la prison chaque jour pour aller travailler dans la communauté. Ils servent la soupe à des étrangers malchanceux; ils font le lavage en quantités industrielles; ils tondent des pelouses. Certains obtiennent des permissions de 72 heures pour aller vivre dans leur famille, dans des quartiers de Montréal que je connaissais bien. Ici, contrairement à d’autres prisons, le monde extérieur n’est plus un mythe que vous ne pouvez voir qu’à la télé. Ici, vous pouvez en sentir les parfums, en entendre les histoires. Vous en êtes tout près.
C’est un rite de passage auquel tous les prisonniers doivent se soumettre. Certains sont amers, ici. Ils ont passé quelque temps à l’extérieur. Ils parlent de conditions trop contraignantes et d’arrestations arbitraires. Leurs yeux, larges comme des soucoupes, démentent le rêve de vies redevenues normales, réformées après le crime, avec des histoires où l’on frappe à la porte au milieu de la nuit. Mensonge? Vérité? Exagération? Euphémisme? La transpiration qui perle sur la nuque parle d’épreuves passées, sans pouvoir dire de quel genre il s’agit.
En aidant les professeurs à l’école de la prison, vous découvrez que l’éducation y souffre autant du manque de moyens que n’importe quelle autre école du Québec. Les étudiants en prison peuvent obtenir un diplôme d’études secondaires aussi valide que celui que j’ai eu à l’école secondaire de Westmount en 1978, où je fus «valedictorian» (l’étudiant le mieux noté prononçant le discours d’adieu lors de la cérémonie de remise des diplômes). Une autre preuve que la performance académique ne garantit pas forcément un succès futur.
Certains étudiants ont des problèmes, des traumatismes qui dépassent votre expérience, et ils n’atteindront jamais la ligne d’arrivée. Pour eux, c’est dans le voyage qu’ils doivent puiser leur joie. Chaque progrès doit être célébré.
À la cérémonie annuelle de graduation, un étudiant se lève pour recevoir son diplôme – un des quatre certificats d’études secondaires remis. Couvert de tatouages, les muscles gonflés forçant le t-shirt trop serré, il met ses lunettes noires enveloppantes – pour cacher les larmes qui lui montent aux yeux. Il insiste pour dire quelques mots. « Même si je suis en prison, c’est un des plus beaux jours de ma vie », dit-il en hésitant. Au début fusent des moqueries et des remarques sarcastiques ; puis, après quelques secondes, un silence respectueux s’installe. Il sort un papier froissé et lit les noms des personnes qu’il souhaite remercier.
Ensuite, je croise un homme de 70 ans aux yeux rouges. Il tient dans ses mains le diplôme d’études primaires qu’il vient de recevoir. Il le porte comme s’il était fait d’or. « Je n’ai jamais rien eu comme ça, jusqu’à maintenant, dit-il ému. Je n’ai jamais su lire. Je mélangeais toutes les lettres. Mais ce gars-là a réussi…»
De la tête, il désigne un détenu à ses côtés ; mince, timide, les cheveux gris. «C’est mon professeur. Il a travaillé avec moi pendant des mois. Ça lui appartient, ce diplôme.»
Le détenu – assistant-professeur en question ne peut que sourire et soulever les épaules, en évitant mon regard – et celui de son élève en larmes. L’émotion n’est pas toujours facile à digérer, dans un espace froid et restreint.
Aucun de nous n’est vraiment là où il souhaiterait être dans son évolution. Cela fait partie de la condition humaine. S’efforcer d’obtenir plus ou de maintenir ce que vous avez, c’est ce qui donne sa valeur à la vie
[…] Publié sur le site internet de Reflet de Société le 14 juin 2019 […]