La noirceur, c’est la noirceur

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Il baisse la tête et fixe le vide, d’un regard las. Nous sommes en prison, dans le quartier commun des détenus. Une cuisinette, un téléviseur fixé au mur, quelques chaises, des divans. Une quarantaine d’années passées derrière les barreaux. La semaine dernière, seulement, a-t-il pu obtenir sa première permission de sortie.  Une activité hors les murs en compagnie de quelques autres prisonniers, chaperonnés par un civil.

Un texte de Colin McGregor (traduit de l’anglais par Simon-Claude Gingras) – Dossier Chronique d’un prisonnier

« Ici, tu sais » me dit-il, « tout est allumé en permanence. Il ne fait jamais noir. Je n’ai pas vu de noirceur depuis très, très longtemps. »

Il désigne par la fenêtre un lampadaire de 50 pieds, poteau gris métallique couronné de lumières éclatantes. Nous sommes en plein jour, pourtant. Mais à dire vrai, il n’y a pas de nuit en prison.

Quand le soleil disparaît, tout, aux environs, se nappe d’une lumière orange blanchâtre. À Cowansville, les parents montrent à leurs enfants les lueurs de la prison par-delà les champs pour les mettre en garde contre ce qui pourrait leur arriver s’ils ne sont pas sages.

Il se racle la gorge, puis poursuit : « Je n’étais vraiment pas préparé à ça », dit-il.  « En sortant de la fourgonnette, la rue était plongée dans l’obscurité. On en vient à oublier ce que c’est. »

Il explique qu’il était préparé à faire face à n’importe quelle autre émotion ou situation. Mais pas à la noirceur.

Il est commun d’associer la noirceur ou la nuit avec le mal. En Angleterre, si quelqu’un affiche une mine sinistre ou louche, on dit de lui qu’il « a quelque chose de nocturne » (There is something of the night about him). Un des surnoms du diable n’est-il pas « le Prince des ténèbres »? Mais, si, depuis plusieurs années, vous n’avez pas connu la nuit, apaisante, enveloppante, elle vous manque. Son réconfort, sa régularité. Comme une horloge.

Lumières éclatantes

 La prison est un environnement dominé par la lumière. Il y fait jour constamment, comme dans un casino de Las Vegas.

À Vegas, ne disposer nulle part d’horloge visible et conserver le même éclairage 24 heures par jour a pour but de désorienter le joueur. La notion du temps se dissipe comme celle du montant d’argent qu’on perd. Le fil de nos propres actions devient difficile à suivre. Les secondes se transforment en heures. En prison, les motifs pour garder les lumières allumées en tout temps diffèrent. Mais les effets, eux, sont les mêmes.

Perd-on une partie de notre âme quand tout est toujours illuminé à l’extérieur? L’auteur et aviateur français Antoine de Saint-Exupéry fut l’un des premiers, lors de périlleuses missions postales, à survoler de nuit les interminables territoires désertiques d’Afrique du Nord. « La nuit » observa-t-il, « la raison dort, et simplement les choses sont ». On ne tente plus d’ordonner dans notre esprit tout ce que nous avons à faire; on cesse d’évaluer tout ce qui nous entoure. Dans les ténèbres, on ne fait qu’être.

Une prison canadienne n’est certainement pas comparable à Auschwitz. Mais un point commun unit tous ceux que la maladie, la pauvreté, la malchance ou leurs propres mésaventures ont fait s’échouer en quarantaine du monde. En prison, il n’y a pas de femmes qui soient nos semblables. Elles sont toutes représentantes de l’autorité. Il n’y a pas de familles, pas d’animaux de compagnie, pas de vacances. Une grande partie de la vie quotidienne s’évanouit.

En 1960, Elie Wiesel publie un court essai intitulé Night, rédigé à partir de ses souvenirs de survivant d’Auschwitz. Il y dépeint les membres d’une famille juive roumaine dont la vie s’assombrit quand les Allemands prennent le contrôle de leur village pour ensuite les déporter dans un camp de prisonniers.

C’est le règne de la noirceur : terrassés par la peur, ils sont transportés durant la nuit dans des wagons à bétail scellés. Ils voient à travers les interstices des parois de leur wagon les feux du crématorium qui annoncent l’approche du camp. Ils en hurlent d’effroi. On sépare les hommes des femmes. Le personnage principal, un jeune dévot hassidique nommé Eliezer, se voit tatouer un numéro : A-7713. On l’a privé de son propre nom, constate-t-il  (cela dit,  je suis 026054d : n’importe quel Canadien obtient un numéro semblable, composé de 6 chiffres et d’une lettre, quand la police relève ses empreintes digitales pour la première fois. À peu près un adulte sur dix possède un tel numéro au Canada).

L’histoire se déroulant durant la nuit, le lecteur perd toute perception du temps. Comme dans les contes hassidiques traditionnels, le récit ne suit pas une séquence chronologique régulière, ce qui lui confère une aura de surnaturel.

Des fissures apparaissent

Mais cette nuit-là, la première après être descendu du wagon, on conduit le groupe d’Eliezer au-delà de la fosse commune, et tous sentent que pour un instant, ils sont saufs. Ils entonnent en chœur : « Je n’oublierai jamais cette nuit, cette première nuit au camp… »

Des fissures dans la foi d’Eliezer commencent à se dessiner. Dans sa foi en sa foi autant que dans sa foi dans le monde.

Ces fissures s’élargissent à mesure que passe le temps dans le camp. En effet, tous les prisonniers ont le sentiment d’être abandonnés. Mais bientôt, Eliezer se sent investi d’une force nouvelle: « Je cessai d’accepter le silence de Dieu »; lui-même avait « arrêté d’être quoi que ce soit d’autre que des cendres, mais malgré cela, je me sentais plus fort que le Tout-Puissant ».

Certains des prisonniers de Night abandonnent; certains perdent toute empathie pour autrui, tout sens de la communauté, et vont jusqu’à tuer pour un quignon de pain; d’autres (comme votre correspondant au Canada) deviennent des travailleurs compulsifs, toujours affairés avec enthousiasme, même quand cela s’avère inutile.

Eliezer s’accroche, lugubrement, déterminé à vivre, à émerger de la nuit, quitte à se voir brisé, pour autant qu’il puisse toujours respirer. Et il survit.

Lorsqu’on s’éveille, comme sait me le rappeler mon ami Rip Van Winkle, une chose telle que la noirceur revêt une tout autre signification. L’homme qui met un terme à un long sommeil et part en permission de sortie voit la nuit avec sérénité et reconnaissance.

Mais on ne peut ni ne pourra jamais laisser derrière soi sa longue nuit. Comme le scande Eliezer : « Jamais je n’oublierai ces moments qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et qui réduisirent mes rêves en poussière. » Ainsi que les rêves des autres.

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