
Shoah: sauvés par un policier
Six millions de Juifs sont assassinés par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs évitent le massacre en fuyant au Québec. La famille Kutscher survivra pour sa part grâce à l’aide de Justes. D’origine roumaine, elle s’est installée à Paris au début des années 1930. « Notre père qui avait vécu la première révolution russe et la Première Guerre mondiale n’avait qu’un seul rêve : élever ses enfants dans un endroit libre. Il rêvait d’aller en Amérique, mais il s’est arrêté en France en 1930, car on y prônait la liberté, l’égalité et la fraternité », confie Jean, l’un des fils Kutscher âgé de 13 ans en 1939.
Un texte de Julie Philippe – Dossier Immigration
La famille compte cinq enfants âgés de 9 à 20 ans en 1940. En 1941, le père est arrêté et conduit à Drancy suite à une dénonciation. L’un des fils est interné à ses côtés peu de temps après. Ils meurent tous deux à Auschwitz.
L’aîné né en Roumanie se cache, mais sa mère et ses frères et sœur se font arrêter lors des grandes rafles de l’été 1942 : « Notre famille a été arrêtée en août 1942. Des policiers nous ont emmenés au commissariat, Maman, Teddy, Yvette et moi. Un policier nous a sauvé la vie en nous disant de partir. Nous n’avons même pas pu dire au revoir à notre mère, elle est morte à Auschwitz. Teddy et moi voulions aller en zone libre, mais il y avait Yvette. Nous l’avons laissée chez sa meilleure amie », confie Jean.
« Ses parents ont dit : « Elle sera notre fille ». Ils m’ont enlevé l’étoile et m’ont élevée comme si j’étais leur enfant. Personne ne m’a dénoncée, je suis restée chez eux pendant cinq ans », témoigne Yvette.
Teddy et Jean s’installent chez leur tante à Limoges. Ils sont ensuite placés dans un centre de formation. Jean retourne à Paris en 1943 : « J’ai falsifié mes papiers et j’ai menti sur mon âge. J’ai dit que j’étais né deux ans auparavant, j’ai aussi ajouté le prénom Robert. À Paris, j’ai travaillé comme vendeur puis j’ai été réquisitionné par le STO (Service du Travail Obligatoire) à la fin de l’année. Le médecin qui m’a fait l’examen médical n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout, heureusement sinon il aurait vu que j’étais circoncis ! Je suis donc devenu matelot sur une péniche. J’ai voyagé sur tous les fleuves d’Allemagne. Ensuite, nous avons été délivrés par les alliés. »

Le Québec, terre d’exil
Au cours de la guerre, les Juifs sont peu nombreux à pouvoir trouver refuge au Québec. Thomas, l’un de ces rares chanceux, se souvient de son arrivée : « Les difficultés étaient nombreuses. Nous n’avions pas de sous, juste assez pour survivre. Les lois canadiennes ne permettaient pas aux Juifs d’aller à l’école française donc je suis allé à l’école anglaise dans une classe latine. Mon père est allé travailler dans une usine. Notre culture européenne était vraiment différente : c’était un choc culturel. Nous étions déjà des étrangers en Europe occidentale, mais cela restait l’Europe. Et puis, nous ne connaissions personne au Canada. Nous n’étions pas accueillis d’une manière très chaleureuse que ce soit par les francophones, les anglophones ou la communauté juive. Les gens ne savaient pas ce qui se passait en Europe, ils ne connaissaient pas le monde. Ils n’arrivaient pas à imaginer la guerre, les combats, les bombardements, l’exode. À 12 ans j’avais déjà vécu cela, mais je ne pouvais pas le partager. Les Allemands m’ont enlevé ma jeunesse. »
Comment expliquer que le Canada ait accepté si peu de persécutés ? Pour l’historien Pierre Anctil, le contexte économique est la principale explication. « En 1929, lors de la crise économique, le taux de chômage explose et tourne autour des 30 %. Les restrictions sont générales et sont encore plus sévères envers les Juifs. » Comme Thomas, « la plupart des israélites arrivant au Québec sont originaires du Portugal, de la Grande-Bretagne et de l’Espagne », explique encore l’historien. Notons cependant que les organisations philanthropiques juives, Canadian United Jewish Refugee et War Relief Agencies tenteront de faire venir des enfants juifs de France en 1942. Les délais et la paperasserie imposés par le gouvernement canadien causeront l’échec de la mission. En 1943, selon un sondage d’opinion publique, 80 % des Canadiens s’opposent à la venue de réfugiés européens. Ce désintérêt du sort des Juifs est symbolisé par la conférence des Bermudes de 1943. Elle se termine sans qu’aucun pays ne soit obligé d’accepter des Juifs européens.
Juste après la guerre, il est encore difficile d’immigrer au Canada en raison des longues procédures administratives. Les choses changent à partir de 1948, date à laquelle 180000 réfugiés sont acceptés au Canada.
« 1948, 1953 et 1954 sont des périodes de forte immigration juive. Au cours de ces années, le Canada devient l’un des pays comptant le plus grand nombre de Juifs. Aujourd’hui un tiers des israélites du Québec est constitué de descendants ou de survivants de la Shoah », affirme l’historien.
[…] Publié sur le site internet de Reflet de Société le 1 juin 2020 […]