Pour me faire une tête sur un sujet qui ne me touche pas directement, je me tourne généralement vers les personnes concernées. La chose se complique en ce qui a trait au travail du sexe. Ou plutôt, devrais-je dire, à la prostitution. Le sujet divise tellement les féministes qu’on ne s’entend même pas sur le nom à donner au phénomène. Dans les deux camps, on retrouve des femmes qui évoluent dans l’industrie du sexe ou qui sont passées par là.
Dans le camp pro-sexe, on considère que le travail du sexe est un métier comme un autre, et que le problème réside entre autres dans la stigmatisation de la sexualité féminine. Du côté abolitionniste, on souhaite éradiquer ce que l’on considère comme de l’exploitation sexuelle, voire, des viols à répétition.
Cette division n’est pas nouvelle. Elle repose notamment sur les limites que chaque camp accorde à la notion d’autodétermination des femmes. Ce principe, qui fait l’unanimité chez les féministes lorsqu’il est question d’avortement, semble pourtant au cœur des plus intenses querelles du mouvement. Une femme peut-elle librement porter le voile sans qu’il ne s’agisse d’une injonction patriarcale? A-t-elle le droit d’utiliser son pouvoir de séduction pour gagner sa vie?
Guerre de tranchées
Avec l’arrêt Bedford survenu en 2013, la Cour suprême a déclaré que la criminalisation du travail du sexe portait atteinte à la sécurité des femmes et a forcé le gouvernement à revoir ses lois en matière de prostitution. Depuis, le débat s’est concentré sur la meilleure façon de protéger les femmes, un impératif sur lequel toutes les féministes s’entendent. D’un côté, les abolitionnistes ont demandé la criminalisation des clients et des proxénètes pour mettre fin à la demande de sexe tarifé. Du côté pro-sexe, on estime que cette stratégie contribuerait à vulnérabiliser les travailleuses du sexe en les obligeant à opérer clandestinement.
Dans les dernières années, le fossé semble s’être creusé entre les deux camps. En 2018, la Fédération des femmes du Québec a tranché en faveur des pro-sexe, reconnaissant la prostitution comme un travail. Résultat, quelques organisations ont quitté la fédération. De son côté, le Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS) a adopté une position abolitionniste qui, tout en reconnaissant le pouvoir d’agir des femmes, considère le système prostitutionnel comme oppressant.
L’ambiance est lourde et a donné lieu à de multiples échauffourées dans les assemblées féministes. Cette division n’augure rien de bon pour une discussion sereine sur la question. Récemment, une organisation m’a indiqué qu’elle refusait de m’accorder une entrevue si l’autre point de vue était également présenté dans mon article. Comme militante, je comprends qu’on refuse d’adhérer à l’idée parfois trompeuse qu’il y ait toujours « deux côtés à une médaille ». Comme journaliste, je suis en conflit avec mes valeurs. Selon moi, chaque perspective légitime devrait avoir voix au chapitre.
Angles morts
La qualité de l’argumentation dans les deux camps demeure tout à fait impressionnante. Il y a, d’un côté comme de l’autre, des femmes intelligentes qui, en dépit de visions qui semblent inconciliables, présentent un raisonnement tout à fait cohérent. De la même façon, des angles morts persistent de part et d’autre.
Reconnaissons que si le travail du sexe peut s’avérer un choix pour certaines, ce choix s’exerce trop souvent dans une perspective limitée des possibilités qu’ont les femmes dans une société patriarcale. Pour une minorité de femmes qui exercent volontairement ce métier, une majorité est exploitée.
Par contre, la répression a rarement souri aux communautés marginalisées. Considérant que le travail du sexe existe, qu’il peut s’avérer un choix légitime ne serait-ce que pour une minorité de femmes, ne vaut-il pas mieux, pour réduire les méfaits, s’assurer qu’il soit pratiqué dans les conditions les plus sécuritaires possible? Cette vision, souvent portée par les femmes heureuses et épanouies dans l’industrie du sexe, minimise les situations d’exploitation qui déconstruisent pourtant le discours positif de la sexualité comme source possible d’empowerment pour les femmes.
J’ignore si le mouvement féministe sera un jour capable de trouver un terrain d’entente. Je suis à peu près certaine que ce texte suscitera l’agacement des deux côtés du spectre. Je ne prétends pas pouvoir m’élever au-dessus des divisions fondamentales, mais pour poursuivre une réflexion constructive sur le sujet, peut-être gagnerions-nous à miser sur les aspects qui nous rassemblent?
Quelle que soit notre posture idéologique sur le travail du sexe ou la prostitution, on peut s’entendre sur la nécessité d’assurer la sécurité des femmes, le respect de leur autonomie et, à cette fin, l’importance d’un filet social qui permette à toutes de vivre dans la dignité. Comment y arriver, ça, c’est une autre paire de manches.