Je vais bientôt entrer dans l’adolescence. Mon nom… pas important.
Je veux te parler un peu de mon quartier. Tu veux savoir lequel… pas important. Des quartiers comme celui-là, il y en a un peu partout à travers le Québec. À Montréal, à Sherbrooke, à Gatineau, à Trois-Rivières…
Quand je vais à l’école, il m’arrive souvent de changer de trottoir et même de rue. Ça me rallonge, mais je préfère ça. J’évite ainsi de rencontrer certaines personnes. Dont une en particulier. Je n’ose la regarder en face. Je ne réussis pas à exprimer tout ce qu’elle me fait vivre ; tout ce que je peux ressentir quand je la vois faire son travail… si on appelle ça un travail.
Toujours la même histoire, tous les jours. Ces personnes font les cent pas sur le trottoir. Elles attendent que les automobilistes les invitent à monter. Je ne comprends toujours pas pourquoi elles font ça. Et je comprends encore moins ces hommes qui passent pour les ramasser. Autant des jeunes en chaleur que des aînés ayant besoin de tendresse.
Ces hommes ne sont même pas du quartier. Ils viennent d’un peu partout autour. Certains passent avant d’aller travailler, d’autres après le travail. J’en ai même vu, en plein milieu de la journée, arriver avec le camion de la compagnie. La plupart des matins, entre six et sept heures, il y a quatre ou cinq filles déjà en service et elles ne fournissent pas.
Pourtant, plusieurs de ces femmes sont plus qu’hypothéquées. J’en ai vu une baisser ses culottes, s’accroupir et pisser sur la terrasse d’un restaurant. Un bac à fleurs la cachait du regard dédaigneux des gens qui se promenaient sur le trottoir. J’étais sur le côté, dans la ruelle, et j’ai tout vu.
Un peu plus loin, il y a un robinet extérieur pour fixer un boyau d’arrosage. Pour une fille de la rue, même si ce robinet est tout près du sol, il devient sa douche. Toutes sortes de contorsions pour aller chercher un peu d’eau et se passer un linge humide un peu partout en en montrant le moins possible.
J’en ai aussi vu une autre se promener complètement nue en plein milieu de la rue. Imaginez la réaction du conducteur quand elle a décidé d’ouvrir la porte de son véhicule qui attendait à la lumière et qu’elle ne voulait plus en sortir.
La santé physique n’est pas non plus au rendez-vous. Il m’est pénible de me remémorer toutes les maladies que j’ai entendu. Des champignons dans la bouche aux veines ulcérées par les seringues insérées à répétition en passant par toutes sortes de bleus, souvenir de certains clients un peu trop « affectueux ».
Certains disent que c’est correct d’avoir des prostituées sur la rue. Des hommes qui ont un surplus de frustration peuvent l’exprimer sur elles. Ça évite que leur femme se fasse battre à la maison. Et elles sont consentantes. Elles se font payer pour ça. La preuve, elles n’iront même pas porter plainte.
La semaine dernière, la police est venue en ramasser une. Abandonnée dans un coin de la ruelle. Je n’ai jamais su comment elle est morte. D’hypothermie, à rester dehors par cette température. Des coups qu’elle avait reçus. Des différentes drogues qu’elle prenait. Ou tout simplement parce que son corps n’était pas plus capable d’en supporter davantage. Morte dans l’anonymat. Elle était une habituée de longue date de la rue. Mais personne ne la connaissait vraiment. Pas même son vrai nom n’était connu.
Je ne comprends pas ce que ces hommes viennent chercher ici. Je comprends encore moins ces femmes qui y sont. Ce qui me blesse le plus, c’est quand je rentre à la maison le soir. Je serre une d’elles très fort dans mes bras et je lui dis « maman, je t’aime ».