Par Lucas Lelardoux Oliger | Dossier Immigration
Fin septembre 2023 éclatait le scandale de l’ovation rendue à la Chambre des communes à Yaroslav Hunka, un criminel de guerre qui fut au service des nazis. Le message que voulait faire passer Anthony Rota, président de la Chambre, était pourtant louable : honorer la résistance ukrainienne face aux agressions russes devant le président ukrainien Volodymyr Zelensky en visite à Ottawa. Dans la réalité, Hunka se battait bien contre les Soviétiques, mais aux côtés des SS.
La méconnaissance historique du nationalisme ukrainien, et plus généralement des mécanismes nazis et fascistes en Europe, s’est révélée être une erreur de jugement fatale. Encore aujourd’hui, cette débâcle sème le trouble dans la politique canadienne et alimente la propagande russe sur la Guerre en Ukraine.
L’affaire Hunka a eu comme effet de mettre en lumière le phénomène des évadés nazis qui vivent au Canada. Depuis plusieurs décennies, d’autres nazis font la une : Imre Finta, Helmut Rauca, Michael Seifert ou encore Helmut Oberlander. Comment ces gens, responsables d’exactions cruelles, bras armés de la Shoah et du totalitarisme, ont pu s’établir au Canada ? Retour sur les « ratlines » nazies vers le pays à la feuille d’érable.
Origines
Les nazis ont forgé des alliances tentaculaires avec plusieurs groupes fascistes en Europe. Comme dans l’affaire Hunka, c’est le cas de certains groupes nationalistes est-européens qui se battaient contre l’influence russe tout en entretenant des discours profondément racistes et violents.
C’est également le cas des collaborateurs français, yougoslaves, grecs, scandinaves. Bien au-delà de l’Allemagne, le nazisme s’est constitué en nébuleuse, souvent appelée « peste brune ».
Néanmoins, il est nécessaire de rappeler que la conquête de l’Europe par l’Allemagne nazie a déclenché des processus complexes. Nombreux sont les hommes ayant été forcés à se battre sous l’uniforme allemand pour assurer leur survie et celle de leur famille face aux menaces des nazis. Les Malgré-Nous français ou les Zwangssoldaten belges ne sont que des exemples parmi d’autres.
De ce fait, les profils d’immigrants liés au nazisme après la guerre sont multiples et contrastés. Des soldats, mais aussi des scientifiques, intellectuels ou artistes prirent la route de l’exil. Pourtant, de nombreux crimes de guerre furent commis par leurs mains ou sous leurs auspices.
Plusieurs facteurs sont mis en avant concernant l’accès des nazis au Canada. Premièrement, la désorganisation des services d’immigration au niveau mondial. La Seconde Guerre mondiale a provoqué le déplacement forcé de millions de personnes, ce qui a totalement débordé la Croix-Rouge, au même titre que les services d’immigration nationaux. Ceci a permis à de nombreux criminels de passer entre les mailles des politiques d’épuration, en mentant sur leur condition ou sur leur nom. Plusieurs filières d’exfiltration se sont alors mises en place afin d’exploiter cette situation, et donc de fuir vers des pays comme le Canada.
En outre, l’intérêt cynique des autorités mondiales, et notamment occidentales, quant au passé nazi de personnes pouvant leur être utiles. Tandis que les tensions de la Guerre Froide explosent entre bloc capitaliste à l’Ouest et bloc communiste à l’Est, les « savoirs » des nazis sont exploités pour composer face à ces nouveaux enjeux. Couplé à un sentiment antisémite et à un certain détachement des horreurs commises sur le Vieux Continent, l’accueil de nazis au Canada s’est aussi développé dans l’immédiate après-guerre de cette manière.
Au Québec, entre déni et indifférence
Dans une perspective encore plus troublante, l’immigration de fascistes au Canada a également été justifiée par des arguments idéologiques. Jacques de Bernonville était un extrémiste de droite français, militant violent depuis les années 1930. Après la défaite de la France, il rejoint de nombreuses organisations vichystes, dont la Milice. Ces organes suppléaient les actions allemandes en France. Des paramilitaires zélés qui les constituaient ont été responsables d’un déferlement de brutalité sur l’ensemble du territoire. Par ce fait, Bernonville est responsable de la torture et de l’assassinat de centaines de Résistants. Cet homme de l’ombre, bras droit du criminel contre l’humanité Klaus Barbie, a par ailleurs été chargé de la politique antisémite au Maroc, alors colonie française.
Jacques de Bernonville en février-mars 1944, sur le plateau des Glières, en France. À cette époque, il traque les Résistants cachés dans les montagnes de Haute-Savoie. Au cours des opérations, 150 seront tués au combat et autant seront arrêtés, torturés, déportés ou « jugés » par la Milice.
(Source : Marc Bergère, Vichy au Canada, Presses universitaires de Rennes)
Après une fuite rocambolesque à l’heure de la Libération, il parvient à entrer sur le territoire québécois avec de faux papiers. Mais lorsque son identité est découverte en septembre 1948, une controverse naît dans le débat public québécois où les camps nationalistes-conservateurs et libéraux s’affrontent.
Tandis que la France réclame son extradition, la guerre d’opinion sur le maintien de Bernonville sur le sol québécois s’engouffre dans les préoccupations des nationalistes québécois d’alors. Ceux-ci mettent en avant le catholicisme affiché, la francité de celui qu’ils nomment un « réfugié politique », contre les prétentions d’Ottawa et les « Canadiens-anglais » sur son sort.
Aussi, cette affaire Bernonville se heurte aux débats identitaires entre Canadiens anglophones et francophones, et est représentative de la période duplessiste. Mais elle est largement déchargée de sa dimension mémorielle, les victimes de cet homme étant quasiment ignorées. Bernonville quittera le Québec pour le Brésil en 1951, craignant une décision d’expulsion fédérale, et décédera 20 ans plus tard dans des conditions obscures.
Mais l’indifférence est toujours de mise dans les cercles québécois et canadiens. En 1976, Leni Riefenstahl est « invitée d’honneur » aux Jeux olympiques de Montréal. Cette femme est connue internationalement comme l’une des principales propagandistes d’Hitler dès sa prise du pouvoir. Ses films Le Triomphe de la volonté (1935) ou Les Dieux du Stade (1938) sont des rouages essentiels de la machine d’endoctrinement idéologique nazie. Elle est par ailleurs accusée d’avoir exploité des déportés au profit de ses tournages, juste avant que ceux-ci aient été exterminés.
Malgré des protestations émises dans le courrier des lecteurs du Devoir, sa venue ne semble pas avoir alerté ou consterné les autorités. Riefenstahl sera même interviewée par la journaliste et future femme politique Lise Payette, sur les ondes de Radio-Canada.
Leni Riefenstahl, assistant à la performance de Nadia Comăneci, 1976.
(Capture d’écran du film documentaire Jeux de la XXIe Olympiade
© Office national du film du Canada/Comité Organisateur des Jeux Olympiques de 1976, 1977).
Une plus grande prise de conscience de ces crimes sera amorcée dans les années 1980-1990, notamment suite aux efforts entrepris par des activistes pour la mémoire des victimes du nazisme. C’est ce qui a déterminé la création de la Commission Deschênes pour enquêter sur la présence de criminels de guerre au Canada. Cette commission a réalisé des erreurs, notamment celle de ne pas incriminer la division où Hunka évoluait, par exemple.
Par ailleurs, il aura fallu attendre le scandale d’octobre dernier pour que le premier ministre n’envisage que l’accès complet aux travaux de la commission soit possible, ce qui reste une démarche timorée.
Conflits mémoriels
Quel cas étrange que celui de l’économiste Adalbert Lallier, qui vivait entre Montréal et l’Estrie. Cet homme s’est confessé sur son passé dans la Waffen-SS à la fin des années 1990. Hongrois de naissance, il affirme avoir été incorporé de force dans l’organe nazi. Il avance également avoir été le témoin oculaire d’un massacre de sept Juifs lorsqu’il était stationné au camp de Theresienstadt, situé dans l’actuelle République tchèque.
Son profil diffère grandement de nombreux anciens nazis en clandestinité : il veut parler de sa guerre et veut se faire pardonner. Selon ses déclarations, Lallier a obtenu « un visa du consul général canadien à Salzbourg, « parce que j’étais chrétien et contre les bolcheviks », tout en soulignant que « seuls les juifs et les communistes étaient indésirables ». Il participera activement au procès qui mènera à la condamnation en Allemagne de Julius Veil, l’officier SS auteur du crime.
Adalbert Lallier témoignant de son histoire, 24 avril 2008.
(Capture d’écran d’une entrevue pour le United States Holocaust Memorial Museum.)
Malgré les discours prononcés, les mémoriaux construits ou les livres écrits par M. Lallier, beaucoup sont ceux qui ne peuvent contenir leur malaise face à une telle histoire. Cet homme a passé les vingt dernières années de sa vie en quête de pardon. Mais dans la réalité, seules les victimes peuvent choisir de pardonner, et ce même si celui-ci est également une victime du nazisme.
C’est ce qu’ont fait par ailleurs un nombre important d’organisations et de personnalités juives québécoises, qui lui ont accordé leur soutien dans sa démarche. M. Lallier intervenait souvent auprès de la jeunesse pour raconter son histoire, et perpétuer la mémoire de ces heures sombres.
Personne ne semble pouvoir connaître réellement les implications de M. Lallier, ou le degré de sa sincérité. Mais il reste indéniable qu’en rompant le silence, cet homme ait brisé ce que la philosophe Hannah Arendt nommait la « banalité du mal ». Il s’agit de démontrer que ce qu’on nomme communément « mal » se loge dans des actions quotidiennes, irréfléchies : comme une routine. Il est souvent trop facile d’imaginer des tortionnaires, des criminels de guerre comme des monstres. Dans la majorité des cas, on assiste plutôt à des êtres humains ordinaires, qui se comportent selon les situations qu’ils sont amenés à vivre.
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