Jo-Anne Couillard: Portrait d’une infirmière

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Jo-Anne Couillard travaille à la Clinique des Adolescents de l’hôpital Sainte-Justine depuis plus de vingt ans et elle compte bien y rester pour le reste de sa carrière. Près de 50 % des jeunes qu’elle rencontre sont des victimes d’agression sexuelle, soit environ 80 jeunes filles âgées de 12 et 18 ans par année. Plus, parfois, un ou deux garçons.

« J’aime mon métier. Je suis empathique. Quand elles viennent me voir, elles ont dénoncé une agression à caractère sexuel. Pour moi, je trouve ça beau et je suis contente de les accompagner, je suis fière d’elles. Je suis capable de me concentrer sur le côté positif. Je repose ma pratique sur la guérison ».

Si elles ne sont pas passées directement par l’urgence de l’hôpital, les jeunes filles lui sont référées par les services sociaux, comme la DPJ, les écoles, les Centres jeunesse, les CLSC. Quand l’agression à caractère sexuel date de cinq jours ou moins, l’adolescente est automatiquement référée à l’urgence afin de compléter la trousse médico-légale dont les éléments peuvent éventuellement devenir une preuve au tribunal.

Toutes les mineures francophones victimes d’agression à caractère sexuel de la ville de Montréal sont référées par les corps de police à l’hôpital Sainte-Justine. Les victimes anglophones sont accueillies par le Montreal Children’s Hospital.

Le protocole

Dans ce genre de tragédie, lorsque l’adolescente est référée par l’urgence, le protocole exige que Mme Couillard rencontre la victime deux semaines après l’agression et, ensuite, trois mois après l’agression : « Si je les revois le lendemain de l’agression, elles vont toutes s’absenter de l’école et pleurer. Elles n’auront pas bien dormi. Des réactions normales et prévisibles. »

Après deux semaines, la première rencontre cherche à déterminer si l’adolescente a repris un fonctionnement qui s’approche d’une certaine normalité. Par exemple, un retour à l’école, même pénible, même si la concentration en classe n’est pas optimale, doit être interprété comme un bon signe. L’appétit revient, au moins un peu. Aussi, on l’espère, les cauchemars des premières nuits cèdent la place à un sommeil certes troublé, mais tout de même réparateur. « On regarde s’il y a un cheminement, une évolution. Est-elle en sécurité? A-t-elle du soutien? »

Si les murs avaient des oreilles, on tremble à imaginer ce qu’ont entendu ceux du bureau de cette infirmière : « C’est une population vulnérable, souvent elles ont des troubles affectifs, des carences. Elles ont tendance à aller vers quelqu’un qui va leur offrir de l’amour, de la tendresse, de l’affection, de l’écoute. »

« Une fille que je vois deux semaines après l’agression, qui n’est pas retournée à l’école et qui fait encore des cauchemars, je vais la revoir avant trois mois. Elle va m’inquiéter. On va faire plus d’intervention pour l’aider et la guider. »

La deuxième rencontre, qui a lieu après trois mois, cherche à déterminer s’il y a un vrai syndrome post-traumatique. Dans ce cas, le traitement peut nécessiter des ressources psycho-thérapeutiques.

Être à l’écoute

La première rencontre, incluant un rendez-vous avec le médecin, dure environ deux heures. Dans la première heure quinze minutes (est consacrée à l’entrevue que), Mme Couillard entreprend l’entrevue avec l’adolescente. En vingt ans de métier, elle a développé un savoir-faire et une qualité d’écoute uniques. Elle parle d’adapter son langage à celui de sa patiente. L’infirmière examine plusieurs aspects. Les événements, leur impact émotif. La situation à l’école et à la maison. La santé physique et mentale. Le soutien qu’elles reçoivent ou non. Qui sont les personnes significatives dans leur vie? Si la fille ne mentionne pas ses parents, une lumière rouge s’allume.

Lorsque la victime grogne quand on lui demande simplement si elle a des allergies, « je sais que je dois y aller tout doucement, si je veux réussir à gagner un peu de sa confiance ». Le sujet de la contraception permet parfois de créer une complicité.

Tout en collaborant avec eux, Mme Couillard invite les parents à patienter dans la salle d’attente : « Juste qu’elle ait une place pour elle et que je la rencontre seule. Pour qu’elle voit que pour moi, c’est elle ma priorité. Des fois, tu n’as pas besoin de faire des miracles. Juste de croire. Quand je les rencontre, elles ont parlé aux enquêteurs qui font leur travail : ils doivent questionner. Souvent, ils vont donner l’impression à la victime qu’elle n’est pas crue alors que moi je crée un lien. Elles sont soulagées par la différence d’attitude chez la professionnelle de la santé. J’ai toujours un plat de bonbons sur mon bureau. »

Évidemment, Mme Couillard est liée par le secret professionnel.

Les questions

Mme Couillard cherche à démystifier le processus. « Sans enlever le réflexe de protection, les déculpabiliser représente au moins 80 % des entrevues que je fais ». Pour y arriver, l’infirmière clinicienne multiplie les questions. Comment va la jeune fille? Comment va son sommeil? Est-ce qu’elle est triste? A-t-elle des idées noires? Est-elle stressée? A-t-elle peur? A-t-elle peur de croiser son agresseur? A-t-elle peur des représailles? Des maladies? Grâce à cette insistance qu’on imagine à la fois tendre et inébranlable, les filles finissent par se confier au moins un peu. « À la fin, elles sont contentes d’avoir été encouragées de parler, alors qu’elles sont parfois entrées dans mon bureau à reculons. Elles ont peur de se faire juger. »

Aussi, à la fin de l’entrevue, l’adolescente est invitée à évaluer son niveau de bien-être général en lui donnant une note sur 100, ce qui lui permet de se comparer à elle-même avant l’agression et à la visite suivante, s’il y a lieu. Aussi, il est bon de le rappeler, une agression sexuelle n’a pas à être insurmontable : « Quand elles ont le soutien de leurs parents, de leurs amis, quand elles sont bien entourées par un bon réseau et n’ont pas d’antécédents graves dans la vie et qu’elles ont repris un bon fonctionnement, souvent elles n’ont pas besoin de psychologue. C’est suffisant. »

Les fugueuses

Les cas les plus difficiles sont les jeunes qui collectionnent trois ou quatre trousses médico-légales sur une courte période de temps. Les signalements à la DPJ sont nombreux. Les fugueuses recrutées par des gangs de rue ou attirées par des pédophiles à travers les réseaux sociaux existent. Les chums, les ex-chums, les partys

Ce sont des populations qui vivent déjà dans la clandestinité et dont les activités n’ont pas particulièrement été affectées par le confinement. Sans pouvoir avancer de chiffres officiels, il semble à madame Couillard que les derniers mois de confinement ont même provoqué une hausse du nombre d’agressions.

Triste réalité : « Abusés à répétition, des jeunes qui fuguent. Elles se font pogner par un gars. Elles rentrent au centre. Un an plus tard, elles fuguent encore. » L’abus d’alcool et de drogues mène à des situations de vulnérabilité : « Elles se réveillent tout-nues dans un lit… » Certaines victimes souffrent aussi de déficience mentale.

Les agressions intrafamiliales représentent environ 20 % des cas : « Des abus chroniques par le père, le beau-père, le frère… Ceux-là, j’ai plus de misère au niveau émotif. »

Ventiler ses émotions

Mme Couillard ventile ses émotions auprès de ses collègues. Une simple porte la sépare du bureau de sa principale complice : « Des fois, je traverse et je lui dis : « Marie, il faut que je te parle, je suis à boute! J’ai une situation douloureuse. » Mme Couillard se sent bien appuyée et adéquatement soutenue par son institution : « Je voulais absolument travailler à Sainte-Justine. »

À la maison, elle avoue avoir été « gossante » avec ses filles, des adultes aujourd’hui, qui avaient pris habitude de dire à leurs amies, en guise d’explication quand elles se voyaient refuser une permission : « On le sait bien, ma mère travaille dans les agressions sexuelles… »

Dépendance

Quand elle ne travaille pas avec des victimes d’agression sexuelle, Jo-Anne Couillard aide d’autres ados, comme ceux aux prises avec des problèmes de dépendance, soit en toxicomanie ou en cyber-dépendance, qui lui sont référés par les Centres de réadaptation en dépendance de Montréal (CRDM). Elle établit leur bilan de santé physique et mentale. Elle aide aussi les jeunes confrontées à des questions concernant la contraception ou les infestions transmises sexuellement.

Elle déplore le manque de ressources psychiatriques : « On n’a pas de psychologues. On est obligé de les référer dans le communautaire où il y a des listes d’attente à n’en plus finir. Même au Centre Marie-Vincent, un centre d’expertise en abus sexuel, il y a une liste d’attente de plus d’un an pour voir un psychologue. On en n’a pas. C’est frustrant. »

Lâcher prise

« Théoriquement, après que le jeune a dix-huit ans, je n’ai plus le droit de le voir. J’en ai une qui m’a appelée jusqu’à 21 ans. J’essayais de la guider, de l’aider à se trouver une autre ressource. Mais elle me rappelait tout le temps. C’est dur. Des fois, on extensionne. Des fois, il n’y a que moi. Je ne suis pas capable de laisser aller. »


Ressources:

Organismes par région: https://www.quebec.ca/famille-et-soutien-aux-personnes/violences/agression-sexuelle-aide-ressources/organismes-d-aide-aux-victimes

Centre Marie-Vincent:


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