Par Lucas Lelardoux Oliger | Dossier Famille
Le stress du rush. La mélancolie d’un soir d’été, enfant. Les hurlements d’un client contrarié. Une bagarre avec un frère dans la voiture. C’est ainsi qu’est émaillé En salle, le premier roman de Claire Baglin : des scènes de souvenirs d’enfance auxquelles succède le récit du travail dans un fast-food.
Ce récit met en scène la quotidienneté des classes populaires. Dans un sens, les observations faites démontrent des rapports de subordination, notamment pour ce qui est du triangle équipiers-managers-direction.
En parcourant le récit de son entretien d’embauche, chose toute banale et pourtant pleine de sens, on peut se rendre compte du pouvoir détenu par l’employeur sur la potentielle travailleuse. Sinon pourquoi celle-ci mentirait, enjoliverait sa situation, ou supporterait des plaisanteries gênantes ?
Ses mains javellisées – abîmées par les produits d’entretien – au même titre qu’une certaine robotisation de ses collègues sont autant de preuves de la vie dure que l’on fait subir à ses équipiers.

Mais Claire Baglin n’a écrit ni un ouvrage militant ni un récit initiatique. Il s’agirait plutôt d’un récit brut, décarcassé d’analyses surannées. C’est au lecteur de réaliser les liens entre toutes les bribes d’histoires, comme pour reconstituer les fragments d’un destin.
En effet, il y a dans cet ouvrage un souci permanent du détail, et notamment de ces détails d’apparence insignifiants qui pourtant nous obsèdent. L’autrice met en avant toutes ces fixations que nous réalisons chaque jour : « Le logo lumineux jure que c’est ouvert et me rassure. Il dit on ne vous décevra jamais, on sera toujours là pour vous. Je ne crois qu’en cette lumière qui vacille par intermittence ».
La plume est vive et fluide, parfois un peu trop tant la ponctuation est rare. Ça n’empêche toutefois pas une bonne compréhension des propos, notamment des sauts et retours entre les deux repères temporels. C’est probablement pourquoi ce roman, pourtant bien loin d’être un thriller, tient souvent du page-turner.
Lorsque pris par le récit d’une embrouille au fast-food, l’autrice enchaîne avec un souvenir d’enfance sur un emménagement dans une commune de seconde zone, on ne veut que poursuivre pour avoir la fin de l’histoire précédente qui n’arrivera que quelques pages après. Mais ce faisant, on veut également la conclusion de l’autre histoire entamée. Et ainsi de suite.
Le plus touchant reste probablement ce sentiment douçâtre à la lecture du parler populaire –certes franco-français-. La lecture de ce roman m’a donné un vague à l’âme, retrouvant des termes ou des expressions des gens autour desquels j’ai grandi.
Ces tournures ou mots, utilisés tous les jours par des millions de personnes, sont pourtant systématiquement méprisés, ridiculisés ou même tyrannisés par les classes sociales les plus élevées.
Je suis souvent profondément épuisé de lire des œuvres qui se révèlent n’être pas grand-chose d’autre que des courroies de transmission pour l’égo de leurs auteurs. Mais quand je lis ce qui suit, je sais que j’ai affaire à un témoignage, à une preuve de ce que nous sommes : de notre résistance, de notre aliénation, de notre dégradation et même de notre éclat.
« Un papa renverse dans mes mains jointes une quantité de centimes. Sur l’écran de surveillance, un embouteillage de voitures. Une moto klaxonne, un conducteur sort de sa voiture et empoigne le motard. Un monsieur passe avec un carton où il y a écrit qu’il a faim, des clients lui renferment la vitre sur ses doigts. Dans mon casque, j’entends une femme qui crie au téléphone, mais putain, la moindre des choses c’est de venir au rendez-vous Jonathan ! Si t’es pas capable de comprendre ça, ta gueule ta gueule ta gueule, ça tu me l’as déjà dit donc ta gueule, je veux pas t’entendre, tu m’écoutes parce que c’est la dernière fois, la dernière fois t’avais dit que tu étais prêt, j’y crois pas, arrête ! À l’arrière, un bébé pleure. La femme raccroche. Je termine de compter et le papa se penche vers moi.
Excusez-moi, c’était la tirelire des gamins. »
En salle (Claire Baglin, 2022, Les Éditions de minuit, 158 pages)
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