Isurrivik, une maison d’accueil

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Par François Bellemare | Dossier Santé

Au cœur de Kuujjuaq, la « capitale » du Québec arctique, se trouve une maison qui a tout d’une résidence familiale comme les autres. Avec sa vue sur la belle rivière Koksoak, elle abrite en fait une institution originale : un foyer pour adultes à autonomie réduite, supervisé par le Centre de Santé Tulattavik de l’Ungava, l’hôpital régional de l’Est du Nunavik. Depuis son ouverture en 2022, cette institution porte un titre qui lui va comme un gant : Isurrivik, ce qui en inuktitut signifie « lieu de confort ». Rencontre avec sa directrice Jeannie May.

De l’avis général, la panoplie des services sociaux offerts à la population locale était incomplète face aux besoins spécifiques d’adultes (18 ans ou plus, mais sans être des personnes âgées) qui souffrent d’une détérioration de leurs capacités; par exemple suite à un accident vasculaire cérébral, une dépression, ou autre pathologie. Six résidents s’y retrouvent : quatre sur une base permanente et les deux autres à court terme – sous l’expression d’un répit accordé ainsi à leurs familles, qui autrement doivent s’en occuper presque à temps plein. Au besoin, ils ont bien sûr accès aux services proprement médicaux des infirmières ou médecins de l’hôpital. Mais Isurrivik est d’abord un milieu de vie.

Sa directrice, Jeannie May, affiche un parcours intéressant. Native de Old Fort Chimo (l’ancien nom de Kuujjuaq), elle y fréquente l’école primaire, puis secondaire, suivant un enseignement qui depuis deux décennies intégrait l’inuktitut. Sa génération se situe donc après celle des leaders historiques – Charlie Watt, Mary Simon, William Tagoona – qui avaient constitué dans les années 1950 les premières cohortes scolaires dans ce qu’on appelait encore le Nouveau-Québec. Les enfants inuits de cette époque fréquentaient l’école fédérale de Fort Chimo qui fonctionnait exclusivement en anglais et interdisait carrément d’y parler inuktitut.

« Mon père n’y avait cependant pas accès, souligne Jeannie, du fait que son père à lui était un Canadien anglais venu du Sud. Mon grand-père a ainsi instruit ses enfants à la maison, avec du matériel pédagogique en anglais. Un cours à moitié par correspondance tout comme dans le cas de ma tante Mary Simon (Actuelle Gouverneure générale du Canada). Par contre, à la génération suivante, tous les enfants du village allaient à la même école, ce qui rapprochait les familles ».

Le Nord la rappelle

Bonne élève, autant à l’aise en anglais qu’en inuktitut, Jeannie May complètera ainsi son cours secondaire au Nord, avant de « descendre » à Montréal pour son cégep. Diplômée en Sciences sociales du Collège John-Abbott en 2003, elle envisage alors poursuivre en psychologie à l’université. Comme beaucoup d’Inuits installés au Sud, elle serait peut-être à son tour devenue une Québécoise anglophone d’origine autochtone, comme tant d’autres Montréalais. Mais soudain, le Nord l’a rappelée.

« C’est Minnie Grey 1 qui me demande de suivre plutôt une formation en gestion, offerte en partenariat avec l’Université McGill, pour ensuite revenir à Kuujjuaq occuper un poste dans les structures inuites créées par la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ). En quelques années, il fallait édifier au Nord des services sociaux équivalant à ce que le Québec français avait pris plus d’un siècle à construire au Sud. Tout un contrat ! » Depuis 19 ans, elle y poursuit sa carrière : quatre ans à la Société Makivvik 2, ensuite à la Régie régionale de la Santé et des Services sociaux du Nunavik. Et de là comme Cheffe des programmes de la résidence Tusaajiapik pour personnes âgées, ainsi que pour le Centre de jour Suqatsivik. (Mais) Jeannie revient vers la nouvelle ressource qui entame en 2024 sa troisième année :

« Nous voulions un milieu le moins institutionnel possible, un réel chez-soi. Par exemple, on a un résident dans la quarantaine qui auparavant logeait à la résidence pour personnes âgées – et donc qui n’était pas vraiment à sa place. Habitant maintenant la maison Isurrivik, il y retrouve des co-résidents dans sa tranche d’âge. Bref, dans un milieu adapté à son bagage, sa réalité. »

Les ingrédients du succès

« Tout au long de la journée, poursuit-elle, nos résidents entrent et sortent, ou reçoivent de la visite. Le programme d’activités ? Des sorties de pêche en bateau, ou depuis la rive de la rivière, au bord de laquelle est située une cabane de pêche. De la motoneige l’hiver, ou alors la pratique des arts, des soirées de bingo, des sorties sur la scène culturelle locale… Nos résidents font aussi du bénévolat, comme lors de la distribution de paniers de Noël; ça leur permet ainsi de contribuer à la collectivité. Et vous savez quoi ? On observe depuis deux ans que nos résidents regagnent de l’autonomie : dans leur mobilité, leur sociabilité, leur éloquence – notamment en inuktitut ».

En fait, Isurrivik est l’histoire d’un succès. Certains villages voisins aimeraient bien se doter d’une telle ressource, dont la force est justement l’ancrage dans la communauté. On devine qu’une éventuelle expansion ailleurs aura d’imposants défis : construction d’un édifice (au Nord, toute construction coûte très cher), pérennité du financement, recrutement du personnel, etc. Jeannie conclut élégamment :

« Bien sûr que d’avoir plus de personnel local, maîtrisant la langue, serait un immense avantage pour ouvrir d’autres résidences semblables. Car dans un monde idéal, on verrait un Isurrivik dans chaque village; le Nunavik entier pourrait ainsi devenir un lieu de confort pour notre clientèle. »

1 Minnie Grey a dirigé de nombreuses organisations : l’Hôpital de l’Ungava, la Régie régionale de la santé du Nunavik. Elle a été impliquée dans les négociations sur l’autogouvernance.

2 Makivvik gère les montants versés par Québec et ses sociétés d’État en échange de l’exploitation des ressources hydro-électriques de la baie James. Contrôlée par les Inuits du Nunavik.

Photo: François Bellemare


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