Par Marie France Bancel | Dossier Itinérants
J’aime comment mes produits chouchous me conduisent dans des coins de la ville que sinon, je ne fréquenterais jamais. Ce soir, c’est le ghetto McGill. Mon rendez-vous avec le Chai Lounge m’y conduit régulièrement – son Earl Grey crème est à mourir.
Les emplettes terminées, il me vient l’envie de longer l’avenue Parc. J’ai le pied alerte, l’automne nous enveloppe dans ses draps frais et la ville interpelle mon œil de poète. C’est ainsi qu’au fil de mes pas, un tableau contrastant se dévoile : universitaires affairés et hommes d’affaires étudiés, mais également des itinérants des Premières Nations parcourant cette artère où le cœur s’accroche tant bien que mal.
Devant le supermarché, l’un d’eux m’interpelle. Bel homme, traits fins et sourire auquel une vie cruelle n’a pas enlevé sa tendresse, il me demande s’il n’y aurait pas quelque chose pour lui dans mon baluchon. Covid oblige, je n’ai que du plastique. Mais comme je m’en vais à l’épicerie, je lui demande s’il aimerait que je lui rapporte quelques vivres. La corne d’abondance s’affiche avec tant de transparence derrière sa baie vitrée ! Et pourtant cette vitre, enceinte translucide, représente pour lui une frontière invincible. Il me répond :
· How ‘bout a hamburger steak ?
Je ris de bon cœur. De l’humour, that’s the spirit ! Il semble surpris :
· What’s so funny ?
Un peu mal à l’aise, je lui laisse entendre qu’il n’y a pas de fourneau dans son environnement immédiat.
· But they have one at the shelter !
Il soulève alors le manteau minutieusement plié à ses côtés, révélant trois emballages de repas congelés empilés l’un sur l’autre comme une tourelle improvisée. Un shelter ! Je n’y avais même pas pensé !
· Un peu de tarte avec ça ? T’en as une belle devant toi.
Retenant le commentaire, je souris gênée et m’enfonce dans le supermarché. Cet homme, sans qu’on le sache, est entouré de bienfaiteurs invisibles à l’œil nu. Pour ma part le geste est occasionnel. Mais pour quelqu’un d’autre c’est un métier, un gagne-pain, un engagement quotidien.
Lorsque je le retrouve à la sortie, je lui tends le repas promis. Il l’ajoute soigneusement à sa tour, souriant à l’invisible. Je quitte sur la pointe des pieds pour respecter son silence, et c’est alors qu’il me lance un tonitruant : « Thank you! Take care ! Have a good night ! » L’écho de sa voix me poursuit comme une vibration subtile qui fait danser la nuit.
Je hume l’air du soir si plein de douceur. Soudain la rue me semble différente : ses habitués, révélés dans leur dimension humaine, m’en ouvrent de nouvelles. Ça me rappelle quand je rédigeais les Microaventures urbaines de tatie èmèf : le contact avec les sans-voix m’avait permis de trouver la mienne. En quête des humbles sur qui le spotlight ne tombe jamais, j’avais fini par croire qu’une route subtile s’illumine dès qu’on suit le chemin des exclus. Il suffit de faire le premier pas.
Mon attention soudain affinée, je remarque que des notes aériennes se déracinent tranquillement du béton. Un homme déglingué, dans ses riches habits de bonté, a trouvé le divin et nous invite à le rejoindre dans une prière a capella.
· I don’t speak French or English, I speak Jesus!
Il serre la main d’un ado hip hop qui répond en lui jazzant d’Allah. Généreux, il saisit alors le jeune tout entier pour l’inclure dans son hymne à la camaraderie.
· We’re all one in the light of God!
L’adorateur funky poursuit son chant avec son nouveau chum qui fait du lip synch. Sa voix est une fleur dans la fange, sa chaleur dissout la distance, sa transparence fait tomber les masques.
Je lève les yeux au ciel. Les étoiles forment aussi, à leur manière, une route translucide. Ne sommes-nous pas tous en marche sur les sentiers du ciel, inconscients de notre fraternité, amnésiques cherchant les racines qui nous unissent tels des jardiniers aveuglés ? Peut-être les oubliés, pèlerins de l’espoir, sont-ils chargés de le rappeler à notre mémoire.
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